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— Stop », dit Tagiri.

Hassan arrêta le défilement.

« La dernière traduction était juste ? » demanda-t-elle d’une voix tendue.

Hassan revint un peu en arrière et remit l’hologramme en route, cette fois sans le programme de traduction. Il écouta par deux fois la dernière intervention de la femme dans la langue d’origine. « C’est à peu près exact, dit-il enfin. Les termes rendus par "homme" et "femme" viennent d’une langue plus ancienne et il y avait peut-être une nuance qui leur donnait le sens de "héros" : moins que des dieux, mais plus que des humains. Maintenant, ils se servent souvent de ces mots pour se désigner eux-mêmes, par opposition aux autres tribus.

— Hassan, fit Tagiri, je ne vous parle pas d’étymologie mais du sens de ses paroles. »

Il la regarda d’un air inexpressif.

« Vous ne croyez pas qu’on aurait vraiment dit qu’elle nous avait vus ? reprit-elle.

— C’est du délire !

— Quarante générations… Ça tombe à peu près juste, non ? Un homme et une femme qui l’observaient…

— Sur tous les rêves imaginables, il doit bien s’en trouver qui parlent de l’avenir, n’est-ce pas ? Et puisque l’Observatoire du temps passe toutes les époques de l’Histoire au peigne fin, il n’est pas invraisemblable qu’un chercheur tombe un jour ou l’autre sur la relation d’un songe qui paraît évoquer le chercheur lui-même, non ?

— La probabilité de coïncidence… » murmura Tagiri. Ce principe, elle le connaissait, naturellement, pour l’avoir longuement étudié lors des dernières étapes de sa formation. Mais il y avait autre chose… Oui ! Comme Hassan repassait la scène une troisième fois, elle eut le sentiment que, lorsque Putukam parlait de sa vision, son regard était fixé dans la direction d’où Hassan et Tagiri l’observaient, non pas vague mais planté sur eux comme si elle les voyait, eux-mêmes ou un reflet de leur présence.

« Ça fait un drôle d’effet, hein ? lui dit Hassan avec un sourire radieux.

— Envoyez la suite. » Bien sûr que ça faisait un drôle d’effet – mais sûrement moins que le sourire de Hassan. Aucun autre de ses subordonnés ne se serait permis une telle familiarité. Pourtant, ce n’était pas de l’insolence, plutôt une manifestation de… de gentillesse, oui, c’était ça.

Il relança la machine à partir du point où ils s’étaient arrêtés.

« J’ai rêvé qu’ils me regardaient par trois fois, disait Putukam, et la femme semblait savoir que je la voyais. »

Hassan abattit la main sur le bouton PAUSE. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, marmonna-t-il en arabe, et Mahomet est son prophète. »

Tagiri n’ignorait pas que, parfois, lorsqu’un musulman s’exprime ainsi, c’est parce qu’il est trop respectueux pour jurer comme le ferait un chrétien.

« Probabilité de coïncidence ? murmura-t-elle. J’étais précisément en train de penser qu’on l’aurait dite capable de nous voir.

— Si je reviens en arrière et qu’on revoie la scène, fit Hassan, ça fera quatre fois et pas trois.

— Mais ça ne faisait que trois la première fois que nous l’avons entendue prononcer le chiffre. Ça, ça ne changera jamais.

— Le chronoscope n’a pas d’incidence sur le passé, martela Hassan. Il est indétectable pour ces gens.

— Et qu’est-ce qu’on en sait ? demanda Tagiri.

— Parce que c’est impossible !

— En théorie.

— Et parce que ça n’est jamais arrivé.

— Jusqu’à aujourd’hui.

— Vous tenez à croire qu’elle nous a vraiment aperçus dans son trip à la nicotine ? »

Tagiri haussa les épaules avec une feinte désinvolture. « Si c’est le cas, Hassan, continuons et voyons quel sens elle y trouve. »

Lentement, presque d’un air craintif, Hassan réactiva le chronoscope pour observer la suite.

« C’est une prophétie, alors, disait Baiku. Qui sait quels prodiges les dieux auront accomplis dans quarante générations ?

— J’ai toujours imaginé que le temps se déplaçait en grands cercles, comme si nous étions tous tressés ensemble pour former un seul et immense panier de vie et que chaque génération ajoutait une spire autour du bord, dit Putukam. Mais quand, dans les grands cercles du temps, a-t-il existé une horreur telle que ces monstres blancs venus de la mer ? Cela veut dire que le panier est éventré, que le temps est rompu et que le monde s’écoule du panier dans la poussière.

— Et l’homme et la femme qui nous observent ?

— Rien. Ils nous regardent. Ils sont intéressés.

— Ils nous voient, en ce moment ?

— Ils ont vu la souffrance que racontait ton rêve. Elle les intéressait.

— Comment ça, elle les intéressait ?

— Je crois qu’elle les attristait.

— Mais… étaient-ils blancs, alors ? Regardaient-ils les gens souffrir sans que cela les touche, comme les hommes blancs ?

— Ils étaient sombres. La femme est très noire. Je n’ai jamais vu personne avec une peau d’une telle noirceur.

— Dans ce cas, pourquoi n’empêchent-ils pas les Blancs de nous asservir ?

— Ils en sont peut-être incapables, répondit Putukam.

— S’ils ne peuvent pas nous sauver et s’ils nous regardent, c’est que ce sont des monstres qui se repaissent du malheur des autres.

— Coupez », ordonna Tagiri.

Hassan réactiva la pause et lui adressa un regard étonné. En voyant son expression, il ne put s’empêcher de lui toucher le bras.

« Tagiri, dit-il doucement, beaucoup de gens ont observé le passé mais vous êtes la seule qui n’ait jamais oublié, même un instant, de le faire avec compassion.

— Je voudrais qu’elle comprenne, murmura Tagiri ; je l’aiderais si je pouvais.

— Mais comment pourrait-elle le comprendre ? Même si elle nous a réellement vus dans une vision, elle est incapable de concevoir les limites de nos possibilités. Pour elle, le pouvoir d’observer le passé est du domaine des dieux ; par conséquent, elle croit que nous sommes tout-puissants et que c’est un choix de notre part si nous restons les bras croisés. Mais vous savez comme moi que nous ne pouvons rien faire et notre volonté n’y est pour rien.

— La vision des dieux sans leur pouvoir, fit Tagiri. Quel don effrayant.

— Un don sublime, la reprit Hassan. Les histoires issues du projet sur l’esclavage ont beaucoup intéressé, voire sensibilisé le monde. On ne peut pas modifier le passé, mais vous avez changé le présent et ces gens ne sont plus oubliés. Ils ont une plus grande place dans le cœur de nos concitoyens que jamais les héros d’autrefois. Vous avez apporté à ces gens la seule aide en votre pouvoir : vous les avez tirés de l’oubli. Leurs souffrances ne passent plus inaperçues.

— Ce n’est pas assez, dit Tagiri.

— Si vous ne pouvez pas faire davantage, rétorqua Hassan, c’est assez.

— Je suis prête ; montrez-moi le reste.

— Il vaudrait peut-être mieux attendre un peu. »

Elle tendit le bras et appuya sur le bouton qui remettait la transcription en route.

Putukam et Baiku récupérèrent le mélange de terre et de vomissure et le jetèrent dans l’eau de tabac ; le feu s’était éteint et aucune vapeur ne s’échappait plus du récipient, mais ils approchèrent néanmoins le visage du liquide comme pour respirer les effluves de terre, de vomi et de tabac.

Putukam se mit alors à psalmodier : « Issus de mon corps, de la terre, de l’esprit de l’eau, je vous… »