Pinzón n’était pas présent lors des rencontres qu’il évoquait, observa Pedro. Manifestement, on avait beaucoup jasé sur qui parlait quelle langue avec untel.
Colon ne cilla pas. « L’expédition n’aurait jamais eu lieu si je n’avais pas passé la moitié de mon existence à la défendre. Croyez-vous que j’essaierais de l’anéantir maintenant que le succès est à portée de main ?
— Vous ne nous auriez jamais ramenés chez nous, baudruche prétentieuse ! cria Pinzón. C’est pour ça que je suis revenu : parce que j’ai vu comme il est difficile de naviguer vers l’est contre le vent ! Je savais que vous n’étiez pas assez bon marin pour rapatrier mon frère et mes amis ! »
Colon s’autorisa une ombre de sourire. « Si vous étiez si bon navigateur, vous sauriez qu’au nord d’où nous sommes le vent dominant souffle de l’ouest.
— Et qu’est-ce que vous en savez, vous ? » Le mépris de Pinzón était cinglant.
« Vous vous adressez au commandant de la flotte de Leurs Majestés ! » lui rappela Segovia.
Pinzón se tut ; peut-être s’était-il exprimé avec plus de franchise qu’il n’en avait l’intention, du moins pour le moment.
« À l’époque où vous étiez pirate, dit Colon d’un ton mesuré, j’ai longé les côtes d’Afrique avec les Portugais. »
Aux grondements des hommes, Pedro comprit que le capitaine-général venait de commettre une grave erreur. La rivalité entre les marins de Palos et ceux des côtes portugaises était une plaie toujours à vif, d’autant plus que les Portugais jouissaient d’une supériorité évidente en tant que navigateurs et explorateurs. Quant à jeter son ancien métier de pirate au visage de Pinzón… c’était un crime dont tout Palos s’était rendu coupable aux jours les plus sombres de la guerre contre les Maures, où le commerce normal était impossible. Colon venait peut-être d’affermir sa crédibilité en tant que marin, mais il l’avait payé aussitôt en perdant les derniers vestiges de loyauté qu’il inspirait encore à l’équipage.
« Débarrassez-vous de ce cadavre », dit le capitaine-général. Puis il tourna le dos aux hommes et rentra au camp.
Le messager de Guacanagari ne pouvait s’empêcher de rire en racontant la mort du Silencieux. « Les Blancs sont tellement bêtes qu’ils l’ont d’abord tué et torturé ensuite ! »
Diko apprit la nouvelle avec soulagement. Kemal était mort rapidement. Et la Pinta était détruite.
« Il faut surveiller le village des hommes blancs, dit-elle. Ils vont bientôt s’en prendre à leur cacique et nous devons nous assurer qu’il se réfugie bien à Ankuash et nulle part ailleurs. »
Asile
La femme de la montagne lui avait bel et bien jeté un sort, mais qui ne relevait pas de la sorcellerie, Cristoforo le savait bien. L’envoûtement consistait en ce qu’il ne pouvait plus penser qu’à elle, qu’à ce qu’elle avait dit. Tout le ramenait inéluctablement aux défis qu’elle lui avait lancés.
Était-il possible qu’elle fût envoyée par Dieu ? Était-elle là pour lui apporter une nouvelle confirmation de sa mission, la première depuis la vision sur la plage ? Elle savait tant de choses ! Les paroles que lui avait dites le Sauveur, le langage de sa jeunesse à Gênes, son sentiment de culpabilité envers son fils, confié aux moines de La Râbida.
Pourtant, elle ne ressemblait en rien à ce qu’il attendait. Les anges étaient blancs de neige, non ? En tout cas, c’est ainsi que les représentaient les artistes. Peut-être n’était-ce pas un ange, alors. Mais pourquoi Dieu lui enverrait-Il une femme – une Africaine ? Les Noirs n’étaient-ils pas des démons ? C’était ce qu’on disait et, en Espagne, on savait bien que les Maures noirs se battaient comme des diables. Et, chez les Portugais, on savait que les sauvages noirs de la côte de Guinée se livraient à des cultes et à des pratiques de magie diaboliques et que, par sorcellerie, ils déclenchaient des maladies qui tuaient promptement l’homme blanc assez audacieux pour poser le pied sur les rivages africains.
D’un autre côté, le but de Cristoforo était de faire baptiser les gens qu’il rencontrait au bout de son voyage, n’est-ce pas ? S’ils pouvaient recevoir le baptême, c’est qu’on pouvait les sauver : et, si l’on pouvait les sauver, alors peut-être avait-elle raison : une fois convertis, ces gens seraient chrétiens et jouiraient des mêmes droits que n’importe quel Européen.
Oui, mais c’étaient des sauvages ! Ils allaient tout nus ! Ils ne savaient ni lire ni écrire !
Ils pouvaient apprendre.
Si seulement il pouvait voir le monde à la façon de son page ! Le jeune Pedro s’était visiblement épris de Chipa ; sombre de peau, courte sur pattes et laide, elle n’en avait pas moins un joli sourire et, c’était indéniable, l’esprit aussi vif qu’aucune petite Espagnole de son âge. Elle apprenait les Évangiles et elle tenait à se faire baptiser le plus tôt possible ; une fois cela fait, ne devrait-elle pas bénéficier de la même protection que les autres chrétiens ?
« Capitaine-général, dit Segovia, vous devez faire attention. Les hommes deviennent incontrôlables et Pinzón n’en fait qu’à sa tête : il obéit seulement aux ordres qui lui conviennent et les hommes seulement à ceux qu’il accepte.
— Et que voulez-vous que je fasse ? répondit Cristoforo. Que je le mette aux fers ?
— C’est ce qu’aurait fait le roi.
— Le roi a des fers, lui. Les nôtres sont au fond de la mer. Et le roi dispose de milliers d’hommes qui lui assurent que ses ordres seront suivis d’effet. Où sont mes soldats, Segovia ?
— Vous n’avez pas agi avec assez d’autorité.
— Parce que vous auriez fait mieux à ma place ?
— Ce n’est pas impossible, capitaine-général.
— Je vois que l’esprit d’insubordination est contagieux. Mais ne vous inquiétez pas : comme l’a dit la femme noire dans les montagnes, les calamités se succéderont. Et, qui sait ? après la prochaine, vous vous retrouverez peut-être à la tête de l’expédition en tant qu’inspecteur royal.
— Je ne saurais faire pire que vous.
— Oh, je n’en doute pas ! fit Cristoforo. Avec vous, le Turc n’aurait pas saboté la Pinta et, quant à la Niña, vous auriez éteint l’incendie en pissant dessus !
— Vous oubliez au nom de qui je parle !
— Uniquement parce que vous avez oublié qui m’a confié l’expédition. Si vous tenez votre autorité du roi, veuillez vous rappeler que je dispose, de la même source, d’une autorité supérieure. Si Pinzón décide d’en balayer les derniers vestiges, je ne suis pas le seul que le coup de balai emportera. »
Pourtant, à peine Segovia avait-il tourné le dos que Cristoforo s’efforçait à nouveau de démêler ce que Dieu attendait de lui. Que pouvait-il faire pour reprendre son empire sur l’équipage ? Pinzón avait mis un bateau en chantier, mais ces hommes n’étaient pas les charpentiers de marine de Palos ; c’étaient de simples matelots. Domingo était bon tonnelier, mais fabriquer une barrique ce n’était pas monter une quille ; Lôpez était calfat, pas charpentier ; et, si les autres étaient pour la plupart adroits de leurs mains, aucun d’entre eux ne possédait la science, la pratique de la construction d’un navire.
Cependant, il fallait essayer. Essayer et, si l’on échouait la première fois, essayer encore. Ainsi, il n’y avait pas d’antagonisme entre Cristoforo et Pinzón sur la nécessité de fabriquer un bateau ; leur divergence portait sur la façon dont les hommes traitaient les Indiens, indispensables à leurs efforts. Le généreux esprit de coopération dont les sujets de Guacanagari avaient fait preuve en aidant à décharger la Santa María, cet esprit avait depuis longtemps disparu. Plus les Espagnols leur donnaient d’ordres, moins ils en faisaient. Chaque jour, ils se présentaient moins nombreux, et ceux qui venaient étaient d’autant plus maltraités. Les Espagnols semblaient croire que chacun d’entre eux, quel que soit son rang ou sa position, avait le droit de donner des ordres – et des punitions – à tous les Indiens, jeunes ou vieux, ou…