C’est elle qui influence ma pensée ! se dit encore une fois Cristoforo. Avant de lui parler, je ne discutais pas le droit des Blancs à dominer les gens à la peau sombre. C’est seulement après qu’elle m’a empoisonné l’esprit avec son étrange interprétation du christianisme que j’ai commencé à remarquer la façon discrète dont les Indiens résistent à l’asservissement. Autrefois, je n’aurais vu en eux que ce que voit Pinzón, des sauvages paresseux et sans valeur ; mais maintenant je les considère comme des gens calmes, doux, qui ne cherchent pas les querelles. Ils supportent sans murmurer d’être battus, mais ensuite on ne les revoit plus. Pourtant, certains qui se sont fait frapper reviennent de leur plein gré, en évitant les Espagnols les plus cruels mais en aidant les autres de leur mieux. N’est-ce pas ce dont le Christ parlait quand il disait de tendre l’autre joue ? Si un homme t’oblige à marcher un mille avec lui, marche un autre mille de ta propre volonté : n’est-ce pas cela, le christianisme ?
Alors qui sont les chrétiens ? Les Espagnols baptisés ou les Indiens païens ?
Elle a mis le monde à l’envers. Ces Indiens ignorent tout de Jésus et pourtant ils vivent selon la parole du Sauveur, tandis que les Espagnols, qui combattent depuis des siècles au nom du Christ, sont devenus un peuple brutal et assoiffé de sang. Et cependant ils ne sont pas pires que les autres peuples d’Europe, pas plus cruels que les Génois aux mains couvertes de sang, avec leurs vendettas et leurs meurtres. Se pouvait-il que Dieu l’eût conduit sur cette terre, non pas pour apporter la lumière de la foi aux païens, mais pour l’apprendre à leur contact ?
« Ce que font les Taïnos ne vaut pas toujours mieux, dit Chipa.
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— Nous avons de meilleurs outils, fit Cristoforo. Et de meilleures armes.
— Non, ce n’est pas ça ; comment dites-vous ? Les Taïnos tuent des gens pour les dieux. Voit-dans-le-Noir a dit que, quand vous nous aurez appris a connaître le Christ, nous comprendrons qu’un homme est déjà mort et que son sacrifice était le seul nécessaire. Alors les Taïnos cesseront de tuer des gens. Et les Caraïbes cesseront de les manger.
— Sainte Mère ! s’exclama Pedro. Ils font ça ?
— C’est ce que racontent les habitants des basses terres. Les Caraïbes sont des monstres horribles. Les Taïnos valent mieux qu’eux ; et nous, d’Ankuash. valons mieux que les Taïnos. Mais Voit-dans-le-Noir dit que, quand vous serez prêt à nous enseigner, nous nous apercevrons que vous êtes meilleur que tous les autres.
— Nous, les Espagnols ? demanda Pedro.
— Non, lui. Vous. Colon. »
C’est de la simple flagornerie, songea Cristoforo. C’est pour ça que Voit-dans-le-Noir a appris à Chipa et aux habitants d’Ankuash à débiter ces fadaises. Mais ce qui me rend heureux quand j’entends ce genre de déclarations, c’est qu’elles tranchent sur les rumeurs malveillantes qui circulent parmi mes propres hommes. Voit-dans-le-Noir cherche à me persuader que c’est le village d’Ankuash ma vraie famille et non mon équipage espagnol.
Et si c’était exact ? Si le seul but de toute l’expédition était de le mener sur cette île, où il devait rencontrer le peuple que Dieu avait préparé à recevoir la parole du Christ ?
Non, c’était impossible. Le Seigneur avait parlé d’or, de grandes nations, de croisades. Pas d’un obscur village de montagne.
Elle a dit que quand je serais prêt elle me montrerait l’or.
Il faut construire un bateau ; il faut maintenir la cohésion de l’expédition le temps de fabriquer un navire, de rentrer en Espagne et de revenir avec une flotte plus puissante. Plus disciplinée. Et sans Martin Pinzón. Mais j’emmènerai aussi des prêtres, en nombre, pour dispenser leur enseignement aux Indiens ; voilà qui devrait satisfaire Voit-dans-le-Noir. Je peux encore y arriver, si je parviens à faire tenir tous les morceaux ensemble jusqu’à ce que nous ayons un bateau.
— Alors je peux partir, fit Diko. Mais je ne l’obligerai pas à m’accompagner. Il doit venir de sa propre volonté, de son plein gré. »
Putukam la regarda, impassible.
« Je n’oblige personne à agir contre sa volonté », répéta Diko.
Putukam sourit. « Non, Voit-dans-le-Noir. Tu t’accroches simplement aux gens jusqu’à ce qu’ils changent d’avis. De leur propre gré. »
Putukam fit claquer sa langue. « Ça va très mal, d’après Chipa.
— Comment ça ? demanda Diko.
— Chipa dit que son jeune homme, Pedro, supplie sans cesse Colon de fuir. Elle dit que certains des garçons ont essayé d’avertir Pedro pour qu’il puisse prévenir le cacique. Ils ont l’intention de le tuer.
— Qui ça ?
— Je ne me rappelle pas leur nom, Voit-dans-le-Noir, répondit Putukam en riant. Je ne suis pas aussi intelligente que toi. »
Diko soupira. « Pourquoi ne comprend-il pas qu’il doit se sauver, qu’il doit venir ici ?
— Il a beau être blanc, c’est quand même un homme, fit Putukam. Les hommes croient toujours mieux savoir que tout le monde et ils n’écoutent personne.
— Si je quitte le village pour aller en bas de la montagne veiller sur Colon, qui portera l’eau ? s’interrogea Diko.
— Nous portions notre eau avant ta venue. Les jeunes filles s’empâtent et deviennent paresseuses.
— Si je quitte le village pour veiller sur Colon et le ramener ici sain et sauf, qui défendra ma maison pour éviter que Nugkui n’y loge quelqu’un d’autre et ne donne tous mes outils ?
— Baiku et moi la garderons à tour de rôle.
La mutinerie éclata finalement au grand jour à cause de Rodrigo de Triana, peut-être parce que, de tous, il avait le motif le plus ancré de détester Colon, qui l’avait dépouillé de sa récompense pour avoir vu la terre le premier. Pourtant, ce qui se produisit ne résulta d’aucun plan préétabli, autant que Pedro pût en juger. Tout commença par l’arrivée au pas de course du Taïno appelé Poisson-Mort ; il se mit à parler si vite que Pedro ne comprit rien, bien qu’il eût fait des progrès dans sa langue. Chipa comprit, elle, et elle eut l’air furieuse. « Ils sont en train de violer Plume-de-Perroquet, dit-elle. Ce n’est même pas une femme. Elle est plus jeune que moi. »
Aussitôt, Pedro cria à Caro, l’orfèvre, d’aller chercher les officiers, puis il sortit de l’enceinte sur les talons de Chipa et de Poisson-Mort.
On aurait dit Plume-de-Perroquet morte : elle était molle comme une chiffe. Les responsables étaient Moger et Clavijo, deux des criminels embarqués pour obtenir leur pardon. C’étaient eux, manifestement, les auteurs du viol, mais Rodrigo de Triana et quelques autres marins de la Pinta avaient assisté à la scène et ils riaient.
« Arrêtez ! » hurla Pedro.
Les hommes le regardèrent comme on regarde une punaise dans son lit, un insecte à chasser d’une chiquenaude. « C’est une enfant ! cria-t-il encore.
— Maintenant c’est une femme ! » rétorqua Moger. Et tous les marins d’éclater de rire.
Chipa se dirigeait vers la victime. Pedro voulut l’en empêcher. « Non, Chipa. »