Mais la jeune fille, apparemment oublieuse de sa propre sécurité, essaya de contourner un des matelots pour s’approcher de Plume-de-Perroquet. Il l’écarta d’un coup de coude qui la jeta dans les bras de Rodrigo de Triana. « Laissez-moi voir si elle est vivante ! fit Chipa.
— Ne la touchez pas ». dit Pedro. Mais, cette fois, il ne cria pas.
« On dirait qu’elle est volontaire, celle-ci », ricana Clavijo en caressant la joue de Chipa.
Pedro tira son épée. Il savait qu’il n’avait pas une chance contre un seul de ces hommes, mais il devait essayer.
« Range cette épée », dit Pinzón dans son dos.
Pedro se retourna. Pinzón était à la tête d’un groupe d’officiers. Le capitaine-général arrivait aussi.
« Lâche cette fille, Rodrigo », ordonna Pinzón.
L’homme obéit. Mais, au lieu d’aller se mettre en lieu sûr. Chipa s’approcha de l’enfant toujours immobile au sol et posa l’oreille sur sa poitrine.
« Maintenant, retournez à l’enceinte et reprenez le travail, dit Pinzón.
— Qui est responsable de cette affaire ? demanda Colon d’un ton sec.
— Je m’en suis déjà occupé, rétorqua Pinzón.
— Vraiment ? fit Colon. Cette jeune fille n’est visiblement qu’une enfant. C’est un acte monstrueux. Et stupide, de surcroît : quelle aide vont nous apporter les Indiens désormais, à votre avis ?
— S’ils ne nous aident pas de plein gré, dit Rodrigo de Triana, on n’aura qu’à les y obliger.
— Et, tant que vous y serez, vous vous emparerez de leurs femmes et les violerez toutes : c’est ça votre programme, Rodrigo ? C’est ça, vous conduire en chrétien ?
— Vous êtes capitaine-général ou évêque ? » riposta Rodrigo. Ses camarades s’esclaffèrent.
« Je vous dis que je m’en suis déjà occupé, capitaine-général, intervint Pinzón.
— En leur ordonnant de reprendre le travail ? Quel travail allons-nous pouvoir effectuer, selon vous, s’il faut nous défendre contre les Taïnos ?
— Ces Indiens ne savent pas se battre, dit Moger en riant. Une main dans le dos et en train de caguer, j’arriverais encore à flanquer une pile à tous les bonshommes du village !
— Elle est morte. » C’était Chipa qui avait parlé. Elle se releva et se dirigea vers Pedro, mais Rodrigo la saisit par l’épaule.
« Ce qui vient de se produire n’aurait jamais dû arriver, dit-il à Colon. Mais on ne va pas non plus en faire une affaire d’Etat. Comme Pinzón l’a dit, reprenons le travail. »
Un instant, Pedro crut que le capitaine-général allait glisser sur l’affront comme il avait déjà glissé sur tant d’insolences et de manifestations de mépris. Il fallait maintenir la paix, Pedro le comprenait bien ; mais là, c’était différent.
Les hommes commencèrent à s’en retourner vers l’enceinte.
« Vous avez tué une gosse ! » cria Pedro.
Chipa voulut se rapprocher de lui, mais encore une fois Rodrigo l’attrapa. J’aurais dû attendre, se dit le jeune homme. J’aurais dû me taire.
« Assez ! fit Pinzón. Ça suffit comme ça. » Mais Rodrigo ne pouvait laisser passer l’accusation. « Personne ne voulait qu’elle meure.
— Si ç’avait été une fille de Palos, reprit Pedro, tu abattrais ceux qui lui auraient fait ça ! La loi l’exigerait !
— Les filles de Palos ne se baladent pas toutes nues, rétorqua Rodrigo.
— C’est toi le sauvage ! cria Pedro. En ce moment même, rien que parce que tu tiens Chipa comme ça, elle risque sa vie ! »
Le page sentit la main du capitaine-général se poser sur son épaule. « Viens, Chipa, dit Colon. Je vais avoir besoin de toi pour m’aider à expliquer ce qui s’est passé à Guacanagari. »
L’espace d’un instant. Rodrigo voulut empêcher Chipa d’obéir ; mais il s’aperçut que personne ne le soutenait et il la lâcha. Aussitôt, Chipa rejoignit Pedro et Colon.
Cependant, Rodrigo ne put résister à l’envie d’envoyer une flèche du Parthe :
« Alors, Pedro, on dirait que tu es le seul à avoir le droit de sauter les petites Indiennes ! »
Pedro devint livide. Il fit un pas en avant en dégainant son épée. « Je ne l’ai jamais touchée ! »
Rodrigo éclata de rire. « Regardez-moi ça ! Le voilà qui veut défendre l’honneur de sa chienne ! Il prend cette petite noiraude pour une grande dame ! » D’autres commencèrent à s’esclaffer.
« Range cette épée, Pedro », dit Colon.
Le jeune homme obéit et revint auprès de Chipa.
Les marins se remirent en marche vers la palissade. Mais Rodrigo était incapable de tenir sa langue. Il faisait des commentaires, dont certains clairement audibles. « … jolie petite famille qu’on a là ! » disait-il, et des hommes éclatèrent de rire. Et puis cette phrase : « Je parie qu’il lui plante sa charrue dans le sillon, lui aussi. »
Pourtant, le capitaine-général faisait mine de ne rien entendre. C’était la politique la plus avisée, Pedro le savait, mais l’image de l’enfant morte étendue dans la clairière ne le quittait pas. N’y avait-il donc aucune justice ? Les Blancs pouvaient-ils donc infliger ce qu’ils voulaient aux Indiens sans que nul ne les punisse ?
Les officiers passèrent les premiers la porte de l’enceinte. Des hommes y étaient déjà rassemblés. Ceux qui étaient impliqués dans le viol – acteurs ou spectateurs – entrèrent les derniers. Comme ils refermaient le battant derrière eux. Colon s’adressa à Arana, le maître d’équipage : « Arrêtez ces hommes, monsieur. J’inculpe Moger et Clavijo de viol et de meurtre, et Triana. Vallejos et Franco de désobéissance. »
Si Arana n’avait pas hésité, peut-être la seule autorité de la voix de Colon lui aurait-elle assuré la victoire. Mais Arana hésita, puis il perdit un instant à chercher sur qui, parmi les hommes, il pouvait compter.
Cela laissa à Rodrigo de Triana le temps de se ressaisir. « Non ! s’écria-t-il. Ne lui obéissez pas ! Pinzón nous a déjà dit de nous remettre au travail. Est-ce qu’on va laisser ce Génois nous mettre aux fers pour un accident de rien du tout ?
— Arrêtez-les, répéta Colon.
— Toi, toi et toi, fit Arana. Mettez Moger et Clavijo en…
— N’obéissez pas ! cria Rodrigo de Triana.
— Si Rodrigo de Triana incite encore une fois à la mutinerie, déclara Colon, je vous ordonne de l’abattre.
— Ah, ça vous ferait plaisir, Colon ! Comme ça, il n’y aurait plus personne pour dire que ce n’est pas vous qui avez vu la terre, l’autre nuit !
— Capitaine-général, intervint Pinzón d’un ton posé, il n’est pas utile de parler d’abattre les gens.
— J’ai donné l’ordre d’arrêter cinq matelots, répondit Colon. J’attends qu’on m’obéisse.
— Eh bien, vous pourrez attendre jusqu’à la saint-glinglin ! » hurla Rodrigo.
Pinzón posa la main sur le bras d’Arana pour le retenir. « Capitaine-général, dit-il, avant d’agir, il vaudrait mieux laisser d’abord les esprits se calmer. »
Pedro retint soudain son souffle, et il vit que Segovia et Gutiérrez étaient aussi choqués que lui. Pinzón venait de se mutiner, qu’il l’ait décidé ou non. Il s’était interposé entre le capitaine-général et le maître d’équipage et il avait empêché Arana d’obéir à l’ordre de Colon. Et il se tenait maintenant là, tout droit devant Colon, comme s’il le mettait au défi de réagir.
Feignant de ne pas le voir. Colon dit à Arana : « J’attends. »
Arana se tourna vers les trois hommes qu’il avait désignés. « Faites ce que je vous ai ordonné. »
Mais ils ne bougèrent pas. Ils se contentèrent de regarder Pinzón.
Pedro vit que le capitaine de la défunte Pinta ne savait pas quoi faire. Sans doute ignorait-il lui-même ce qu’il souhaitait. Il était clair à présent, sinon jusque-là, qu’aux yeux des hommes Pinzón commandait l’expédition. Cependant, comme tout bon commandant, il n’ignorait pas que la discipline était essentielle pour survivre ; il n’ignorait pas non plus que, s’il voulait un jour rentrer en Espagne, une mutinerie serait rédhibitoire pour son avenir.