D’un autre côté, s’il obéissait à Colon, il perdrait le soutien des matelots. Ils se sentiraient trahis et son prestige s’en trouverait diminué.
Alors… qu’est-ce qui comptait le plus pour lui ? La dévotion des hommes de Palos ou la loi de la mer ?
Mais il devait être à jamais impossible de connaître son choix, car Colon n’attendit pas qu’il ait tranché. Il se tourna vers Arana et dit : « Il semble que Pinzón s’arroge le droit de juger si les ordres du capitaine-général doivent être ou non obéis. Arana, vous arrêterez Martin Pinzón pour insubordination et mutinerie. » Tandis que Pinzón hésitait encore à décider s’il devait sauter le pas, Colon, lui, avait estimé qu’il l’avait déjà sauté. Il avait la loi et la justice pour lui ; Pinzón, toutefois, bénéficiait de l’appui de presque tous les hommes. À peine Colon eut-il donné l’ordre qu’ils rugirent leur refus et se transformèrent en une meute en furie qui s’empara de Colon et des officiers et les traîna au milieu de l’enceinte.
Pedro et Chipa restèrent momentanément oubliés ; apparemment, les matelots fomentaient leur mutinerie depuis assez longtemps pour avoir décidé qui maîtriser en premier ; Colon lui-même, naturellement, et les officiers royaux ; et puis Jâcome el Rico, l’agent financier. Juan de La Cosa, parce qu’il était basque, non de Palos, et donc indigne de confiance. Alonso le médecin du bord, Lequeitio le canonnier et Domingo le tonnelier.
Le plus discrètement possible, Pedro se déplaça vers la porte de l’enceinte. Il se trouvait à une trentaine de pas de là où les officiers et les marins loyaux se faisaient ligoter, mais on allait sûrement l’apercevoir au moment où il ouvrirait le battant. Il prit Chipa par la main et lui glissa dans un taïno hésitant : « Nous allons courir. Quand porte s’ouvre. »
Elle lui serra les doigts pour indiquer qu’elle avait compris. Pinzón paraissait s’être aperçu que le fait de n’avoir pas été attaché, lui comme ses frères, avec les autres officiers le mettait dans une position périlleuse. Sauf à exécuter tous les officiers, on témoignerait contre lui en Espagne. « Je m’élève contre cette insubordination ! dit-il d’une voix forte. Relâchez-les tout de suite !
— Allons, Martin ! s’écria Rodrigo. Il était en train de t’accuser de mutinerie !
— Mais, Rodrigo, je ne suis pas coupable de mutinerie, dit Pinzón en parlant très clairement de façon que chacun pût l’entendre. Je m’oppose à cette initiative. Je ne vous laisserai pas continuer. Vous allez devoir m’attacher moi aussi. »
Au bout d’un moment, Rodrigo comprit enfin. « Vous, là, dit-il avec une autorité qui semblait innée, allez vous emparer du capitaine Pinzón et de ses frères. » De sa position Pedro ne put voir si Rodrigo faisait un clin d’œil aux hommes, mais ce n’était pas nécessaire. Tout le monde savait que, si l’on attachait les frères Pinzón, c’était uniquement parce que Martin l’avait demandé pour se mettre à l’abri de l’accusation de mutinerie.
« Ne faites de mal à personne, dit Pinzón. Si vous voulez une chance de revoir l’Espagne, ne faites de mal à personne.
— Il allait me faire fouetter, ce sale tricheur ! s’écria Rodrigo. Alors on va voir s’il aime ça, le chat à neuf queues ! »
S’ils osaient donner le fouet à Colon, Chipa était perdue, Pedro s’en rendit compte. Elle finirait comme Plume-de-Perroquet s’il n’arrivait pas à la faire sortir de l’enceinte et se réfugier dans la forêt.
« Voit-dans-le-Noir saura que faire, murmura Chipa en taïno.
— Tais-toi », répondit Pedro. Puis, renonçant au taïno, il pour suivit en espagnol : « Dès que ce sera ouvert, cours vers les arbres les plus proches. »
Il fonça vers la porte, souleva l’épaisse barre et la jeta de côté. Aussitôt des cris montèrent du groupe de mutins. « La porte ! Pedro ! Arrêtez-le ! Attrapez la fille ! Il faut l’empêcher d’aller au village ! »
Le battant était lourd et difficile à déplacer. Pedro eut l’impression d’y passer des heures bien qu’il eût fini en quelques instants. Il entendit la détonation d’un mousquet, mais aucun bruit d’impact près de lui – de si loin, ce n’était pas une arme très précise. Dès que l’ouverture fut assez large, Chipa s’y faufila, et quelques secondes plus tard Pedro la suivit. Des hommes les avaient pris en chasse, mais le jeune homme était trop terrifié pour regarder derrière lui à quelle distance ils se trouvaient.
Agile comme une biche. Chipa traversa la clairière et s’enfonça dans le sous-bois sans déranger la moindre feuille. Par comparaison, Pedro avait l’impression d’être un bœuf, avec ses bottes qui martelaient lourdement le sol et la sueur qui ruisselait sous ses épais vêtements. Son épée claquait contre sa cuisse et son mollet à chaque foulée. Il lui semblait entendre des pas qui se rapprochaient derrière lui. Enfin, dans un effort surhumain, il se jeta dans la broussaille entre les arbres ; des plantes grimpantes s’accrochèrent à lui, s’enroulèrent à son cou comme pour l’obliger à ressortir de la forêt.
« Chut ! fit Chipa. Ne bouge plus et ils ne te verront pas. » Sa voix le calma. Il cessa de se débattre contre la végétation et s’aperçut alors qu’en se déplaçant lentement il évitait sans mal les sarments et les branchioles qui le retenaient. Il suivit Chipa jusqu’à un arbre dont une branche poussait bas sur le tronc ; elle se hissa facilement dessus. « Ils rentrent dans l’enceinte, dit-elle.
Personne ne nous pourchasse ? » Pedro était un peu déçu. « Nous ne devons pas avoir grande importance pour eux.
— Il faut aller trouver Voit-dans-le-Noir, fit Chipa.
— Inutile », répondit une voix féminine.
Pedro eut beau jeter des regards éperdus autour de lui, il ne put voir d’où venait la voix. Ce fut Chipa qui repéra son origine. « Voit-dans-le-Noir ! s’écria-t-elle. Tu es déjà là ! »
Alors Pedro la distingua, noire dans les ombres. « Venez avec moi, dit-elle. En ce moment, Colon court de graves dangers.
— Vous pouvez faire quelque chose ? demanda Pedro.
— Taisez-vous et suivez-moi. »
Mais ce fut Chipa qu’il suivit, car il perdit de vue Voit-dans-le-Noir dès l’instant où elle bougea. Bientôt, il se retrouva au pied d’un grand arbre : il leva les yeux et les aperçut toutes les deux, perchées tout en haut dans les branches. La femme noire tenait dans ses mains une espèce de mousquet compliqué. Mais à quoi une arme pourrait-elle bien servir de si loin ?
Diko avait l’œil rivé au viseur du fusil à tranquillisant. Tandis qu’elle s’occupait d’intercepter Pedro et Chipa, les mutins avaient dévêtu Cristoforo jusqu’à la ceinture puis l’avaient attaché au poteau d’angle d’une de leurs cabanes. À présent, Moger s’apprêtait à lui donner le fouet.
Quels étaient ceux dont la colère exaltait les esprits ? Rodrigo de Triana, évidemment, Moger et Clavijo. Quelqu’un d’autre ?
Derrière elle, agrippée à une autre branche. Chipa dit à mi-voix : « Si tu étais là, Voit-dans-le-Noir, pourquoi n’as-tu pas aidé Plume-de-Perroquet ?
— Je surveillais l’enceinte, expliqua Diko. Je ne savais rien de ce qui se passait avant de voir Poisson-Mort venir vous chercher en courant. Tu t’es trompée, tu sais : Plume-de-Perroquet n’est pas morte.
— Pourtant, je n’entendais pas son cœur.