« Nous pensions vous aider à franchir le mur, dit La Cosa. Mais à part ça…
— Ils se douteront bien que je n’ai pas pu y arriver seul. Une majorité d’entre vous doivent venir avec moi ; ainsi, les mutins ne se mettront pas à fouiller l’enceinte en accusant les uns et les autres de m’avoir aidé : ils croiront que tous mes partisans sont partis avec moi.
— Je reste, fit Juan de La Cosa, pour répéter aux autres ce que vous avez dit. Vous autres, allez-y tous. »
On hissa Cristoforo jusqu’au sommet de la palissade ; il se raidit contre la douleur, bascula et atterrit de l’autre côté. Presque aussitôt, il se trouva nez à nez avec un Taïno. Poisson-Mort, s’il pouvait distinguer un Indien d’un autre à la clarté de la lune. Poisson-Mort lui posa les doigts sur les lèvres.
— Tais-toi, lui disait-il.
Le reste du groupe franchit l’enceinte beaucoup plus vite que Cristoforo. Le coffre contenant les journaux et les cartes posa un problème à cause de son poids, mais il finit par apparaître au-dessus de la palissade, suivi d’Escobedo.
« Nous sommes tous là, dit le clerc. Le Basque est déjà reparti à la fête avant qu’on ne remarque son absence.
— Je crains pour sa vie, fit Cristoforo.
— Il craignait bien davantage pour la vôtre. »
Les Taïnos portaient tous des armes, mais ils ne les brandissaient pas et n’exprimaient nulle menace. Et, quand Poisson-Mort prit Cristoforo par la main, le capitaine-général le suivit en direction de la forêt.
Diko retira délicatement les pansements. La guérison était en bonne voie. Avec regret, elle songea à la maigre réserve d’antibiotiques qui lui restait. Et puis zut ! elle en avait eu assez pour le cas présent et, avec un peu de chance, elle n’en aurait plus jamais besoin.
Cristoforo battit des paupières. « Ah ! On a décidé de ne pas dormir pour toujours, on dirait », fit Diko.
Il ouvrit les yeux et voulut se redresser sur la paillasse. Il retomba aussitôt.
« Tu es encore faible, dit-elle. Le fouet t’avait déjà affaibli, mais l’ascension de la montagne n’a rien arrangé. Tu n’es plus tout jeune. »
Il acquiesça mollement.
« Rendors-toi. Demain, tu iras beaucoup mieux. »
Il secoua la tête. « Voit-dans-le-Noir… »
Elle l’interrompit. « Tu me le diras demain.
— Je regrette.
— Demain, répéta-t-elle.
— Tu es une enfant de Dieu. » Il avait du mal à parler, à trouver le souffle pour former les mots. Mais il les forma. « Tu es ma sœur. Tu es chrétienne.
— Demain.
— L’or ne m’intéresse pas.
— Je sais.
— Je crois que tu m’as été envoyée par Dieu.
— Je t’ai été envoyée pour t’aider à faire de vrais chrétiens des gens d’ici. Moi la première. Demain, tu commenceras à m’enseigner les Évangiles afin que je sois la première baptisée de cette terre.
— C’est pour ça que je suis venu », murmura-t-il.
Elle lui caressa les cheveux, les épaules, la joue. Comme il sombrait à nouveau dans le sommeil, elle lui répondit par les mêmes mots : « C’est pour ça que je suis venue. »
Au cours des jours suivants, les fonctionnaires royaux et plusieurs hommes loyaux montèrent jusqu’à Ankuash. Cristoforo, à présent capable de se lever et de marcher un peu chaque jour, mit aussitôt ses partisans au travail pour aider les villageois dans leurs tâches quotidiennes, leur enseigner l’espagnol et apprendre d’eux le taïno. Les mousses du bord se plièrent sans difficulté à ces humbles besognes, mais les officiers et les fonctionnaires eurent beaucoup plus de mal à ravaler leur dignité et à travailler aux côtés des Indiens. Cependant, nul n’y était obligé : tant qu’ils s’y refusaient, on faisait simplement comme s’ils n’existaient pas, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’à Ankuash les anciennes règles de hiérarchie ne s’appliquaient pas. Si on ne participait pas, on ne comptait pas ; or c’étaient des hommes qui ne se concevaient pas sans importance. Escobedo fut le premier à oublier son rang, Segovia le dernier, mais c’était prévisible : plus la fonction est lourde, plus il est difficile d’en déposer le fardeau. Des messagers apportaient des nouvelles de la vallée. Les officiers royaux disparus, Pinzón avait accepté le commandement de l’enceinte, mais les travaux sur le bateau n’avaient pas tardé à s’interrompre et l’on parlait de bagarres entre les Espagnols. Sans cesse, de nouveaux marins s’enfuyaient vers la montagne. Tout s’acheva en bataille rangée et l’on entendit les détonations des armes jusqu’à Ankuash.
Cette nuit-là, une dizaine d’hommes se présentèrent au village. Parmi eux se trouvait Pinzón lui-même, blessé à la jambe et en larmes parce que son frère Vicente, l’ancien capitaine de la Niña, était mort. Une fois sa plaie pansée, il exigea d’implorer publiquement le pardon du capitaine-général, qui le lui accorda spontanément.
Les derniers éléments modérateurs enfuis, la vingtaine d’hommes encore dans l’enceinte se risquèrent à l’extérieur pour capturer des Taïnos, afin d’en faire des esclaves ou des putains. Ils échouèrent, mais deux Taïnos et un Espagnol périrent dans la tentative. Un coursier envoyé par Guacanagari se rendit auprès de Diko. « Nous allons les tuer, dit le messager. Seuls restent les mauvais.
— J’avais affirmé à Guacanagari que ce serait évident lorsque l’heure serait venue. Mais vous avez attendu et ils ne sont plus qu’une poignée ; vous n’aurez pas de mal à les battre. »
Les derniers mutins dormaient dans la sécurité illusoire de l’enceinte ; au matin, ils trouvèrent les sentinelles mortes et leur camp bondé de Taïnos en colère et armés jusqu’aux dents. Ils apprirent alors que la douceur n’était qu’un aspect du caractère taïno.
Au solstice d’été 1493, tous les habitants d’Ankuash avaient été baptisés et les Espagnols qui avaient appris assez de taïno pour se débrouiller au quotidien eurent la permission de commencer à courtiser des jeunes femmes du village ou d’autres du voisinage. Et, de même que les Espagnols acquéraient les coutumes taïnos, les villageois s’imprégnaient peu à peu des européennes.
« Ils oublient d’être espagnols, se plaignit un jour Segovia à Cristoforo.
— Mais les Taïnos oublient eux aussi d’être taïnos, répondit Cristoforo. Ils deviennent quelque chose de neuf, quelque chose qu’on a rarement vu dans le monde jusqu’ici.
— Et qu’est-ce donc ? demanda Segovia.
— Je ne sais pas exactement. Des chrétiens, je pense. »
Entre-temps, Cristoforo et Voit-dans-le-Noir passaient des heures chaque jour à parler, et, peu à peu, il se rendit compte que, malgré tous les secrets qu’elle connaissait et les pouvoirs étranges qu’elle semblait détenir, ce n’était pas un ange ni un être surnaturel d’aucune sorte. C’était une femme, encore jeune, dans les yeux de qui on lisait pourtant de grandes souffrances et une profonde sagesse. C’était une femme et c’était son amie. Et quoi d’étonnant à cela ? Le bonheur qui lui avait été accordé dans l’existence, c’est toujours auprès des femmes de caractère qu’il l’avait trouvé.
Reconciliations
C’était une rencontre qui ferait date dans l’Histoire. Cristóbal Colon était l’Européen qui avait créé la Ligue caraïbe, confédération des tribus chrétiennes de tout le pourtour de la mer des Antilles, à l’est, au nord et au sud.
Yax était le roi zapotèque qui, poursuivant l’œuvre paternelle d’unification des tribus zapotèques et d’alliance avec l’empire tarasque, avait vaincu les Aztèques et porté son royaume, grâce à la science de la métallurgie et de la construction navale, au plus haut niveau culturel de tout l’hémisphère occidental.