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Les réalisations des deux hommes étaient remarquablement parallèles : tous deux avaient mis un terme à la pratique omniprésente des sacrifices humains dans les terres qu’ils gouvernaient ; chacun avait adopté une forme de christianisme qui s’unit aisément à l’autre lorsqu’elles se rencontrèrent ; Colon et ses hommes avaient enseigné aux Taïnos, ainsi qu’aux Caraïbes quand ils furent convertis, la navigation européenne et certaines techniques de construction navale ; sous Yax, les bateaux zapotèques commerçaient très loin le long des côtes est et ouest de l’empire. Les îles antillaises étaient trop pauvres en fer pour leur permettre de rivaliser avec les métallurgistes tarasques, mais, quand Colon et Yax fondirent leurs empires respectifs en une seule nation, il subsistait de l’équipage européen de Colon assez de membres versés dans le travail du fer pour aider les Tarasques à se former à la fabrication des armes à feu.

Plus tard, les historiens considéreraient leur rencontre à Chichén Itza comme la plus grande réconciliation de l’histoire. Qu’on imagine seulement ce qui se serait passé si Alexandre, au lieu de vaincre les Perses, avait uni son empire au leur, si les Romains et les Parthes n’avaient formé qu’une seule nation, si les chrétiens et les musulmans, les Mongols et les Huns…

Mais c’était inimaginable. La seule raison de croire que l’événement était possible entre la Ligue caraïbe et l’empire zapotèque serait qu’il s’était bel et bien produit.

Sur la vaste place centrale de Chichén Itzâ où l’on sacrifiait et torturait autrefois des hommes en l’honneur des dieux mayas, Colon le chrétien étreignit Yax le païen, puis le baptisa. Colon présenta sa fille et héritière, Béatrice Tagiri Colon, et Yax son fils et héritier, Ya-Hunahpu Ipoxtli. Ils furent mariés sur-le-champ ; sur quoi Colon et Yax abdiquèrent tous deux en faveur de leurs enfants. Naturellement, jusqu’à leur mort ils garderaient les rênes du pouvoir dans l’ombre du trône, mais l’alliance était scellée et la nation connue sous le nom d’Empire caraïbe était née.

Ce fut un empire bien gouverné : les différentes tribus et les divers groupes linguistiques qui le composaient conservaient le droit de se diriger eux-mêmes, mais un corpus de lois générales fut édicté et impartialement appliqué, qui permettait le commerce et la liberté de mouvement à l’intérieur des frontières de la Caraïbe. Le christianisme n’était pas imposé comme religion d’Etat, mais les principes de non-violence et d’administration banale des terres formaient le fonds commun de l’empire, et les sacrifices humains et l’esclavage étaient strictement interdits. Cela expliquerait par la suite que les historiens fassent débuter l’ère humaniste à la date de la rencontre entre Yax et Colon : le solstice d’été de l’année 1519, selon le calendrier chrétien.

L’influence européenne qui passa par le canal de Colon fut étonnante, si l’on considère qu’il fut seul, avec une poignée d’officiers et de marins, pour promouvoir sa culture. Mais en Haïti, terre où l’écriture était inconnue, il n’est guère surprenant que l’alphabet espagnol ait été adopté pour transcrire les langues taïno et caraïbe, ni que l’espagnol ait fini par s’imposer comme langue du commerce, du gouvernement et de tenue des archives dans toute la Ligue caraïbe. Après tout, l’espagnol possédait déjà tout le vocabulaire nécessaire pour aborder le christianisme, le négoce et le juridique. Pourtant, il ne s’agissait nullement d’une conquête européenne : ce furent les Espagnols eux-mêmes qui renoncèrent au concept de propriété privée de la terre, longtemps cause de grandes iniquités dans l’Ancien Monde ; ce furent les Espagnols qui apprirent à tolérer les différences de religion, de culture et de langue sans chercher à imposer l’uniformité. Quand on compare les résultats de l’expédition de Colon dans le Nouveau Monde avec l’intolérance de l’Ancien, marquée par l’Inquisition, l’expulsion des Juifs d’Espagne et la guerre contre les Maures, il saute aux yeux que, même si la culture espagnole a fourni quelques outils bien pratiques – une langue franche, un alphabet, un calendrier –, ce sont les Taïnos qui ont enseigné aux Espagnols la vraie signification du christianisme.

Il existait un autre point commun entre Yax et Colon : chacun avait un mystérieux conseiller. La légende dit que le mentor de Yax, Un-Hunahpu, était venu tout droit de Xibalba, qu’il avait ordonné aux Zapotèques de cesser les offrandes humaines et de chercher un dieu sacrificatoire qu’ils assimilèrent ultérieurement à Jésus-Christ ; l’inspirateur de Colon était sa propre épouse, une femme si sombre de peau qu’on la disait africaine, bien que ce fût naturellement impossible. Les Taïnos l’appelaient Voit-dans-le-Noir, mais Colon – et l’Histoire – lui donnait le nom de Diko, dont la signification, s’il en avait une, s’est perdue. Son rôle, aux yeux des historiens, ne fut pas aussi clair que celui d’Un-Hunahpu, mais on sait que, lorsque Colon s’enfuit du camp des mutins, c’est Diko qui l’abrita, pansa ses blessures et, en embrassant le christianisme, l’aida à promouvoir sa grande œuvre de conversion parmi les peuples des Antilles. Certains historiens ont crédité Diko d’avoir su brider la brutalité des chrétiens espagnols ; mais Colon fut un personnage d’une telle stature qu’il est difficile de distinguer ceux qui se sont tenus dans son ombre.

Ce jour de 1519, quand les cérémonies officielles furent achevées, tandis que, tard dans la nuit, on continuait à banqueter et à danser à l’occasion de la fusion des deux empires, une dernière rencontre eut lieu, sans autre témoin que les participants eux-mêmes. Ils se retrouvèrent au sommet de la grande pyramide de Chichén Itzâ, à la dernière heure avant l’aube.

Elle arriva la première et attendit son compagnon dans l’obscurité. Lorsqu’il parvint à son tour au sommet de l’édifice et qu’il la vit, tous deux furent d’abord frappés de mutisme. Ils s’assirent face à face. Elle avait apporté des paillasses afin de se préserver de la pierre dure, lui un peu de quoi manger et boire. Ils se restaurèrent en silence, mais leur véritable festin, c’était leur façon de se dévisager.

Enfin elle rompit le silence. « Tu as réussi au-delà de toutes nos espérances, Hunahpu.

— Toi aussi. Diko. »

Elle secoua la tête. « Non, ça n’a rien eu de compliqué. Il a changé tout seul. Les Intrus avaient bien choisi en faisant de lui leur instrument.

— Et c’est aussi ce que nous en avons fait ? Notre instrument ?

— Non, Hunahpu. J’en ai fait mon mari. Nous avons sept enfants ; notre fille est reine de Caraïbie. C’est une vie qui aura valu la peine d’être vécue. Et ta femme, Xoc, elle m’a l’air douce et aimante.

— C’est vrai. Et forte. » Il sourit. « C’est une des trois femmes les plus fortes que j’ai connues. »

Des larmes ruisselèrent soudain sur les joues de Diko. « Oh, Hunahpu, ma mère me manque affreusement !

— À moi aussi. Je la revois parfois dans mes rêves, au moment où elle allait baisser l’interrupteur. »

Elle tendit la main, la posa sur le genou de l’homme. « Hunahpu, as-tu oublié que nous nous aimions autrefois ?

— Pas un jour ; pas une heure.

— Je me disais toujours : Hunahpu sera fier de ce que j’ai fait. Était-ce une trahison ? De rêver du jour où je pourrais te montrer mon œuvre ?

— Qui d’autre que toi pourrait comprendre ce que j’ai réalisé ? Qui d’autre que moi pourrait savoir à quel point ta réussite dépasse nos plus grands espoirs ?

— Nous avons changé le monde, dit-elle.

— Pour l’instant en tout cas, répondit Hunahpu. Ils peuvent encore trouver moyen de retomber dans les anciennes erreurs. »

Elle haussa les épaules.