« Tu lui as dit ? demanda Hunahpu. Qui nous sommes et d’où nous venons ?
— Autant qu’il était capable de le comprendre. Il sait déjà que je ne suis pas un ange, et aussi qu’il a existé une autre version de l’Histoire où l’Espagne avait décimé les peuples des Antilles. Une fois convaincu, il en a pleuré pendant des jours. »
Hunahpu hocha la tête. « J’ai essayé d’en parler à Xoc, mais pour elle il n’y a guère de distinction entre Xibalba et l’Observatoire. Dieux ou chercheurs, elle ne voit pas beaucoup la différence sur le plan pratique. Et, tu sais, je n’en vois pas trop non plus.
— Je ne me sentais pas particulièrement divine quand nous étions parmi eux. C’étaient maman, papa et leurs amis, rien de plus.
— Et pour moi c’était un simple boulot. Jusqu’au jour où je t’ai trouvée. Ou bien où tu m’as trouvé ; je ne sais plus comment ça marché.
— Mais ça marché », fit Diko d’un ton définitif.
Il pencha la tête de côté et lui adressa un regard oblique pour lui faire comprendre qu’il allait lui poser une question pipée. « Est-il vrai que tu n’accompagneras pas Colon lorsqu’il partira pour l’Europe ?
— Je ne crois pas l’Espagne prête encore pour un ambassadeur marié à une Africaine. Procédons par petites étapes.
— Il est vieux, Diko. Il risque de ne pas revenir.
— Je sais.
— Maintenant qu’Atetulka est la capitale de la Caraïbe, veux-tu venir t’y installer ? Pour attendre son retour ?
— Hunahpu, tu n’espères tout de même pas que nous commencions à donner le mauvais exemple à nos âges ? Même si j’avoue être curieuse des douze cicatrices que, d’après les légendes, tu portes sur ta… personne. »
Il éclata de rire. « Non, je ne te propose pas une aventure. J’aime Xoc et toi Colon. Il nous reste encore trop à faire pour mettre notre travail en péril. Mais j’espérais ta compagnie et de nombreuses conversations. »
Elle réfléchit longuement, mais finit par secouer la tête. « Ce serait trop… trop dur pour moi. C’est déjà dur cette nuit. Te voir devant moi me ramène à une autre existence, à une époque où j’étais quelqu’un d’autre. De temps en temps, peut-être, d’accord, une fois toutes les quelques années. Prends le bateau pour Haïti et viens nous voir à Ankuash. Ma Béatrice aura sûrement envie de retrouver ses montagnes natales : il doit faire une chaleur étouffante en Atetulka, ici, sur la côte.
— Et Ya-Hunahpu rêve de visiter Haïti ; il a entendu dire que les femmes de là-bas ne portent aucun vêtement.
— Dans certaines régions, elles vont encore nues, c’est vrai ; mais la mode est aux tissus colorés. J’ai peur qu’il ne soit déçu. »
Hunahpu prit les mains de Diko. « Moi, je ne suis pas déçu.
— Moi non plus. »
Ils restèrent un long moment les mains jointes. « J’étais en train de penser, dit Hunahpu, au troisième qui a mérité sa place au sommet de cette pyramide.
— Je pensais à lui également.
— Nous avons refondu la culture pour que l’Europe et l’Amérique – la Caraïbe – puissent se rencontrer sans que l’une détruise l’autre. Mais c’est grâce à lui que nous avons eu le temps de le faire.
— Il est mort très vite, fit Diko. Mais non sans avoir semé la suspicion parmi les Espagnols. Ç’a dû être une sacrée scène d’adieu ; mais je suis heureuse de ne pas y avoir assisté. »
Les premières lueurs de l’aube apparaissaient à l’est au-dessus de la jungle. Hunahpu s’en avisa, soupira et se mit debout. Diko l’imita et se dressa de toute sa haute taille. Hunahpu éclata de rire. « J’avais oublié comme tu étais grande !
— Je commence un peu à me voûter.
— Ça ne me console pas », répondit-il.
Ils descendirent de la pyramide chacun de son côté. Personne ne les aperçut. Nul ne devina qu’ils se connaissaient.
Cristóbal Colon revint en Espagne au printemps 1520. Personne ne l’attendait plus, bien évidemment. Des légendes couraient sur la disparition des trois caravelles parties vers l’occident ; le nom de Colon était devenu synonyme, en Espagne, d’entreprise insensée.
Les Portugais avaient établi le lien avec les Indes et c’étaient leurs navires qui dominaient désormais toutes les routes maritimes de l’Atlantique. Ils commençaient tout juste à explorer la côte d’une grande île qu’ils avaient baptisée du nom du pays fabuleux d’HyBrasil, et certains disaient qu’il s’agissait peut-être bien d’un continent, surtout après le retour d’un bateau dont les rapports indiquaient qu’au nord-ouest des premières terres désertes s’étendait une immense jungle traversée par un fleuve si large et puissant que l’eau de l’océan en était adoucie jusqu’à vingt milles de son embouchure. Les habitants étaient des sauvages pauvres et chétifs qu’il serait facile de vaincre et de réduire en esclavage – une plaisanterie à côté des féroces Africains, que protégeaient en plus des maladies invariablement fatales aux Blancs. Les marins qui posèrent le pied en Hy-Brasil tombèrent malades, mais l’affection, de courte durée, n’était jamais mortelle ; de fait, ceux qui l’attrapèrent se déclarèrent en meilleure santé après qu’avant. Cette « épidémie » se répandait à présent en Europe sans nuire à personne, et certains affirmaient que là où le mal brésilien était passé la variole et la peste noire ne revenaient plus. Ces dires paraient l’Hy-Brasil d’une aura magique, et les Portugais préparaient une expédition afin d’en explorer la côte et de découvrir un site où édifier des postes d’approvisionnement. Peut-être Colon l’insensé n’était-il pas si fou que cela, finalement : s’il se trouvait une côte convenable pour y refaire des vivres, il n’était plus inconcevable d’atteindre la Chine par l’ouest.
C’est alors qu’une flotte d’un millier de bâtiments apparut au large de la côte portugaise, non loin de Lagos, faisant voile vers l’Espagne, vers le détroit de Gibraltar. Le galion portugais qui repéra les navires inconnus fit d’abord hardiment route vers eux ; mais, quand il s’aperçut que ces vaisseaux étrangers emplissaient la mer d’un horizon à l’autre, le capitaine opéra un judicieux demi-tour et rentra promptement à Lisbonne. Les Portugais des côtes méridionales du pays dirent qu’il fallut trois jours à la flotte pour disparaître. Certains bateaux s’approchèrent suffisamment de la terre pour que les observateurs puissent assurer que les marins étaient bruns de peau, d’une race inconnue jusque-là. Ils déclarèrent aussi que les navires étaient lourdement armés et que le moindre d’entre eux pouvait en remontrer au plus puissant galion de combat de la flotte portugaise.
Sagement, les marins portugais regagnèrent leurs ports et y restèrent en attendant que la flotte fût passée. Si elle était hostile, mieux valait ne pas la provoquer, en espérant qu’elle trouverait un meilleur pays à conquérir plus à l’est.
Les premiers navires firent halte au port de Palos. À ce moment-là, nul ne fit la remarque que c’était de ce même port que Colon était parti et la coïncidence passa inaperçue. Les hommes cuivrés qui débarquèrent stupéfièrent tout le monde en parlant un espagnol courant, bien qu’émaillé de nombreux mots nouveaux et de prononciations curieuses. Ils déclarèrent venir du royaume de Caraïbie, situé sur une très grande île entre l’Europe et la Chine. Ils exigèrent de parler aux moines de La Râbida et c’est à ces saints hommes qu’ils remirent trois coffres d’or pur. « L’un est un présent destiné au roi et à la reine d’Espagne, pour les remercier de nous avoir envoyé trois bateaux il y a vingt-huit ans, dit le chef des Caraibiens. Le second est pour la sainte Église, pour contribuer à financer l’envoi de missionnaires qui, aux quatre coins de la Caraïbe, enseigneront l’évangile de Jésus-Christ à qui choisira de les écouter. Et le dernier représente le prix que nous paierons pour un domaine bien irrigué, pourvu d’un bon mouillage, où nous bâtirons un palais séant pour le père de notre reine Béatrice Tagiri afin qu’il y reçoive la visite du roi et de la reine d’Espagne. »