Des images surgissent des profondeurs de l’esprit de Nialli Apuilana. Des souvenirs puissants, des visions de cette journée qui avait bouleversé sa vie.
Elle se revoit le lendemain de son jour de couplage, déjà longue et bichonnée comme une vraie femme, mais avec de petits seins à peine formés, cueillant innocemment les fleurs de glace bleues qui poussent dans les collines bordant la cité. Soudain, ces étranges et terrifiantes silhouettes noir et jaune, avec leurs six membres, plus hautes que n’importe quel habitant de la cité, plus hautes que Thu-kimnibol lui-même, qui surgissent d’une profonde crevasse dans la roche fauve. Terreur et incrédulité. L’impression que le monde tel qu’elle le connaît depuis treize ans est en train de voler en éclats. Têtes monstrueuses au bec pointu, énormes yeux à facettes, bras articulés terminés par d’horribles griffes. Et ces sons affreux, ces sons rauques et râpeux. Ce n’est pas à moi que cela arrive. Non, pas à moi. Savez-vous de qui je suis la fille ? Mais les mots refusent de franchir ses lèvres. De toute façon, ils le savent probablement. Quelle aubaine de s’emparer de quelqu’un comme elle. Tout le groupe qui l’entoure s’approche, la touche. Puis la terreur qui s’envole brusquement. Un calme étrange, irréel, prend possession de son âme. Et les hjjk l’emmènent ; une longue marche, une interminable marche à travers un territoire inconnu. Et puis la chaleur humide et l’obscurité du Nid, l’étrangeté de cette autre vie, comme d’une autre planète et pourtant sur la Terre, le pouvoir irrésistible de la Reine, la soumission, l’engloutissement, la transformation…
Et, depuis lors, la solitude, le sentiment amer qu’il n’existait personne comme elle sur la surface de toute la planète. Et maintenant, après tout ce temps, la venue d’un autre qui avait vécu la même chose qu’elle. Enfin quelqu’un qui savait.
— Où est-il ? demanda Nialli Apuilana. Il faut que je le voie ! Vite. Vite !
— Il est dans la Basilique, mademoiselle. Dans la salle du trône, avec Sa Seigneurie Husathirn Mueri.
— Alors, ne perdons pas de temps ! Allons-y !
Elle sortit en courant de sa chambre, sans même se donner la peine de prendre son écharpe. Peu lui importait d’être nue. Qu’ils me regardent s’ils en ont envie, se dit-elle. L’huissier se lança désespérément à sa poursuite dans l’escalier de la Maison de Nakhaba en soufflant et en ahanant. Des acolytes coiffés du casque sacerdotal s’écartèrent devant cette charge furieuse et lui lancèrent des regards interdits et courroucés, mais elle n’en avait cure.
L’après-midi de cette chaude journée du printemps finissant était bien entamée, mais le soleil était encore haut à l’occident. La chaleur des tropiques enveloppait la cité comme un doux manteau. La voiture de l’huissier, à laquelle étaient attelés deux dociles xlendis gris, attendait devant le bâtiment. Suivant l’officier pantelant, Nialli Apuilana bondit sur le véhicule et les deux bêtes de trait se mirent placidement en marche et prirent la direction de la Basilique en suivant les rues sinueuses au petit trot.
— Vous ne pouvez pas les faire aller plus vite ? demanda-t-elle.
L’huissier haussa les épaules et fit claquer son fouet. Le seul résultat fut qu’un des xlendis tordit son long cou et regarda par-dessus son épaule avec de grands yeux graves et dorés, comme s’il s’étonnait que l’on pût lui demander d’aller plus vite. Nialli Apuilana s’efforça donc de contenir son impatience. Le fugitif, l’évadé, enfin celui qui était revenu du Nid, n’allait pas disparaître. Il l’attendrait.
— Nous sommes arrivés, mademoiselle, annonça l’huissier.
La voiture s’arrêta. La Basilique se dressait devant eux, imposant édifice à cinq dômes bâti sur le côté est de la place centrale de la cité. La lumière du soleil couchant jouait sur les carreaux de mosaïque vert et or de la façade qui lançaient de rutilantes flammes.
À l’intérieur de la Cour de Justice, éclairée par la lumière tremblotante des globes lumineux portés par des appliques de métal sombre. Ils suivirent plusieurs couloirs le long desquels se tenaient des fonctionnaires raides comme des piquets, dont l’unique fonction semblait être de les saluer en inclinant la tête à leur passage.
La première personne que vit Nialli Apuilana en pénétrant dans la salle du trône fut l’étranger. Sa silhouette se profilait dans un cône de lumière entrant par une fenêtre triangulaire percée tout près du sommet de la haute coupole centrale. Il semblait prostré, les épaules tombantes et le regard baissé.
Il portait un bracelet du Nid au poignet et un talisman du Nid retenu par un cordon autour du cou. Nialli Apuilana projeta son cœur vers lui. Si elle avait été seule, elle se serait précipitée vers l’étranger pour le serrer dans ses bras et des larmes de joie auraient ruisselé sur ses joues. Mais elle se contint et se tourna vers le trône ornementé placé sous le réseau de poutrelles de bronze formant la charpente de la coupole. Puis elle affronta le regard méditatif et pénétrant de Husathirn Mueri.
Il semblait raide et crispé sur le trône de justice et il émanait de lui une odeur nettement perceptible évoquant celle du bois en combustion. Le langage de son corps était explicite et facile à déchiffrer.
Dans ses yeux couleur d’ambre, elle vit qu’il avait faim d’elle.
C’est le seul mot qui lui vint à l’esprit. Il ne s’agissait pas de désir, même s’il était assurément présent, ni de l’envie de gagner son amitié, même si c’était sans doute le cas, ni encore d’un tendre sentiment qui aurait aisément pu passer pour de l’amour. Non, il avait faim d’elle ! À défaut d’être pur, c’était simple… Mais était-ce si simple ? Il donnait l’impression de vouloir se jeter sur elle pour la dévorer et convertir sa chair en sa propre substance. Chaque fois qu’il la voyait, c’est-à-dire chaque fois qu’elle ne pouvait éviter de le voir, c’était la même chose. Elle avait presque l’impression devant ce regard posé sur elle à travers le vaste espace de la salle du trône que Husathirn Mueri avait le visage entre ses cuisses et qu’il la grignotait, qu’il la dévorait. Quel être bizarre ! Et pourtant assez séduisant : mince, élégant et gracieux, oui, beau, si l’on pouvait parler de beauté pour un homme. Il était intelligent aussi et gentil, à sa manière. Mais tellement bizarre. Nialli Apuilana ne se sentait pas le moins du monde attirée par lui.
À droite du trône se tenait Curabayn Bangkea, le robuste capitaine des gardes, à moitié enfoui sous son gigantesque casque. Il la considérait lui aussi d’un œil lubrique, mais elle savait que ce qu’il avait en tête n’était pas très compliqué. Nialli Apuilana avait l’habitude de sentir le regard des hommes se poser sur elle. Elle avait conscience d’être séduisante ; tout le monde disait qu’elle était tout le portrait de sa mère Taniane, quand elle était jeune. Avec sa fourrure soyeuse d’un brun roux et ses longues jambes fuselées, Taniane avait été la plus belle femme de son temps. Et elle était encore splendide. C’est donc parce que je suis belle qu’ils me regardent avec tant d’insistance. C’est une réaction machinale. Mais elle soupçonnait aussi que l’air totalement inaccessible qu’elle prenait si souvent était pour quelque chose dans l’attrait qu’elle exerçait sur les hommes.
— Que Dawinno te guide, Nialli Apuilana, dit Husathirn Mueri d’un ton mielleux. Que Nakhaba te protège et te chérisse.
— Fais-moi grâce de ces hypocrisies, dit-elle sèchement. D’après l’huissier, tu as besoin que je te serve d’interprète. Que faut-il traduire ?
— Les gardes viennent de l’amener, répondit-il en montrant l’étranger d’un signe de la tête. Il ne parle que le hjjk et deux ou trois mots de notre langue. J’espérais que tu aurais gardé assez de souvenirs de la langue des insectes pour me traduire ce qu’il essaie de dire.