— Bien sûr, dit la jeune fille, tu m’as dit que tu regrettais… Quoi qu’il en soit, il est sûrement porteur d’un message particulier ; ce n’est pas un de ces fugitifs qui se contentent de raconter quelques vagues souvenirs, quand ils ouvrent la bouche. Le problème, c’est qu’il ne peut s’exprimer. Il a dû vivre dans le Nid depuis l’âge de trois ou quatre ans et il a presque entièrement oublié notre langue.
— As-tu une suggestion ? demanda pensivement Husathirn Mueri en caressant la fourrure de sa joue.
— Il convient à l’évidence de faire appel à mon père.
— Mais oui ! s’écria Husathirn Mueri. Bien sûr !
— Le chroniqueur parle le hjjk ? demanda Curabayn Bangkea.
— Le chroniqueur possède la Pierre des Miracles, imbécile ! lança le juge. Le Barak Dayir, le Barak Dayir ! C’est évident ! La pierre qui permet de résoudre tous les mystères !
Il frappa dans ses mains et l’huissier grassouillet apparut.
— Allez chercher Hresh et amenez-le ici ! La séance est suspendue jusqu’à l’arrivée du chroniqueur, ajouta-t-il après un regard circulaire.
Le chroniqueur se trouvait dans son jardin d’histoire naturelle, dans la zone occidentale de la cité, où il supervisait l’arrivée de ses caviandis.
Bien des années plus tôt, dans une vision de la Vengiboneeza de l’époque de la Grande Planète, Hresh était entré dans un lieu appelé l’Arbre de Vie, où les yeux de saphir avaient rassemblé toutes sortes d’animaux sauvages dans des salles reproduisant leur cadre naturel. À sa profonde honte et à son grand chagrin, Hresh avait même découvert ses ancêtres parmi les animaux présentés. C’est ainsi qu’il avait eu ce jour-là, comme en songe, la preuve irréfutable que le Peuple, qui jusqu’alors s’était toujours cru humain, n’était pas de si haute ascendance et qu’il n’était considéré à l’époque de la Grande Planète que comme une race d’animaux exposés dans une cage.
La plupart des espèces animales que Hresh avait eu l’occasion de contempler dans sa vision du passé lointain de la planète n’avaient pas survécu aux rigueurs du Long Hiver et elles avaient disparu de la surface de la Terre. L’Arbre de Vie lui-même était depuis longtemps tombé en poussière, mais Hresh en avait construit un autre, pour son propre usage, dans le quartier de la Cité de Dawinno qui dominait la baie. C’était un jardin labyrinthique où des espèces originaires de tout le continent avaient été rassemblées pour être étudiées. Il y avait des marcheurs sur l’onde, des ventre-tambours, des dansecornes et toutes sortes d’autres animaux que les différentes tribus du Peuple avaient rencontrés pendant leurs migrations, au sortir du cocon ancestral. Il y avait des stinchitoles aux longues pattes et à la fourrure bleutée, dont les cerveaux étaient liés d’une manière que Hresh n’avait toujours pas réussi à comprendre : il y avait des colonies de scantrins rouges aux pattes potelées ; il y avait des vers roses et visqueux, pourvus de forts crochets et plus longs qu’un homme, qui vivaient dans la vase des marécages ; il y avait des thekmurs, des crispalls et des stanimandres, des gabools et des steptors ; il y avait une bande de ces singes verts et moqueurs qui, en hurlant du haut des arbres, avaient bombardé le Peuple lorsqu’il était entré dans Vengiboneeza.
Et il y avait maintenant ce couple de caviandis qu’on lui avait ramené de la région des lacs.
Il allait leur préparer un habitat confortable le long du cours d’eau qui traversait le jardin. Le ruisseau serait peuplé de leurs poissons préférés et ils auraient tout l’espace nécessaire pour creuser les terriers dans lesquels ils aimaient vivre. Quand ils se seraient habitués à leur nouvelle vie en captivité, il essaierait d’atteindre leur esprit en faisant usage de sa seconde vue et, si nécessaire, de la Pierre des Miracles. Il entrerait en contact avec leur âme, s’ils en avaient une, et il en sonderait les profondeurs.
Les caviandis tremblants étaient assis côte à côte dans leur sac et, dans leurs yeux comme des soucoupes, se lisaient la crainte et la détresse.
Hresh répondait à ces grands yeux malheureux par un regard empreint de curiosité et de fascination. C’étaient des animaux gracieux et élégants, doués d’une intelligence indiscutable. Et il se promettait de découvrir la profondeur de cette intelligence, car il n’avait pas oublié l’enseignement de l’Arbre de Vie, et même de toute la Grande Planète, à savoir que l’intelligence existait chez des animaux de toutes sortes. Hresh n’ignorait pas que certains chassaient le caviandi pour sa viande qui était, semblait-il, fort estimée. Mais, si l’éclat du regard des caviandis était l’expression de la richesse de leur cerveau, cette pratique devrait cesser. Il conviendrait peut-être, pour protéger l’espèce, de promulguer une loi. Assurément impopulaire, mais indispensable… Il était très tenté de sonder leur esprit, un petit coup d’œil, là, tout de suite. Juste une inspection préliminaire. Juste de quoi se faire une petite idée.
Il sourit aux deux animaux tremblants et leva son organe sensoriel, prêt à faire appel à sa seconde vue, juste pour un instant, juste pour un petit coup d’œil…
— Votre Seigneurie ? Seigneur chroniqueur ?
Cette interruption prit tellement Hresh par surprise qu’il eut l’impression de recevoir un violent coup de poing dans le creux des reins. Il pivota sur lui-même et découvrit derrière lui l’un de ses assistants accompagné d’un lourdaud revêtu de l’écharpe des huissiers de justice.
— Qu’y a-t-il ?
— Mille pardons, seigneur chroniqueur, dit l’huissier en s’avançant gauchement. Je vous apporte un message de la cour, du prince Husathirn Mueri qui siège aujourd’hui sur le trône de justice, dans la Basilique. Un étranger a été conduit devant lui, un jeune homme qui semble être revenu d’une longue captivité chez les hjjk et qui ne connaît d’autre langue que les sons du peuple des insectes. Le prince Husathirn Mueri vous demande respectueusement, s’il vous serait possible de lui prêter votre assistance… si vous pouviez venir à la Basilique pour l’aider pendant l’interrogatoire…
Pendant la suspension d’audience, on avait fait attendre Nialli Apuilana dans une salle de délibération, une petite pièce sentant le renfermé qui ne différait guère des Cellules où les criminels étaient enfermés en attendant de comparaître devant le prince de justice et on avait mis l’émissaire des hjjk dans une autre salle du même genre, de l’autre côté de la coupole. La jeune fille avait pensé qu’il serait préférable de les mettre dans la même pièce en attendant l’arrivée de Hresh, ce qui leur aurait permis de continuer à essayer de communiquer. Mais lorsque le juge avait ordonné qu’on l’emmène dans une salle et l’étranger dans une autre, elle avait compris que Husathirn Mueri ne voulait pas les laisser ensemble sans surveillance. C’était un nouvel exemple de sa petitesse d’esprit et de son caractère affreusement suspicieux, de son âme mesquine et vile.
A-t-il pu percevoir que le lien du Nid nous unit ? se demanda-t-elle. Redoute-t-il de nous voir ourdir une sorte de conspiration si nous avons l’occasion de passer une heure ensemble ? Ou bien craint-il tout simplement que nous puissions nous accoupler frénétiquement pour passer le temps ? Quelle idée bizarre d’imaginer l’étranger, ce sac d’os, profitant de quelques minutes de temps libre pour sauter sur elle ! Elle ne se sentait pas le moins du monde attirée par lui, mais Husathirn Mueri était bien capable de le soupçonner. Pour qui me prend-il ? se demanda Nialli Apuilana.
Elle commença rageusement de marcher de long en large dans la petite pièce triangulaire jusqu’à ce qu’elle en connaisse les dimensions par cœur. Puis elle s’assit sur un banc de pierre noire placé sous une niche contenant une icône de Dawinno le Transformateur et s’adossa au mur, les bras croisés sur la poitrine. Un peu calmée, elle s’arma de patience. Il pouvait s’écouler un certain temps avant que l’huissier parvienne à mettre la main sur son père.