Il est maintenant en mesure de discerner la texture et la forme du mystère ardent qui flamboie devant lui. Il distingue quelque chose qui ressemble à une gigantesque machine luisante, il voit le mouvement frénétique des bielles, la course incessante des pistons sans que la moindre perte d’énergie, le moindre raté affecte le mouvement inlassable de l’ensemble. La machine projette avec violence dans le ciel un rayon très pur de lumière éblouissante.
Le Nid, songe Thu-kimnibol. Le Nid des Nids.
Et une voix résonnant avec la force de deux planètes se fracassant l’une contre l’autre s’élève du cœur de cette machine inconcevable et infatigable.
— Pourquoi reviens-tu me voir si vite ?
Ce doit être la Reine.
La Reine des Reines.
Il n’éprouve aucune crainte, seulement un profond respect et ce qu’il pense être de l’humilité. La présence de Hresh à ses côtés lui apporte toute l’assurance qu’il est incapable de trouver en lui-même. Jamais il ne s’est senti aussi proche de son frère, à tel point qu’il lui est difficile de déterminer où finit sa propre âme et où commence celle de Hresh.
Ils descendent, ils tombent, ils plongent. Thu-kimnibol ignore s’ils obéissent à la créature monstrueuse qui lui est apparue dans la lumière éclatante ou si Hresh maîtrise encore leur déplacement. Mais à mesure qu’ils se rapprochent du Nid, Thu-kimnibol le voit plus distinctement et il se rend compte que ce n’est pas une machine, mais une structure de terre et de pâte de bois, et que ce qu’il a pris pour le mouvement parfaitement coordonné de bielles et de pistons luisants n’est que la vision de l’unité confondante de l’ensemble de l’empire hjjk, dans lequel l’individu le plus récemment éclos n’a pas son libre arbitre, où tout est étroitement lié au sein d’un modèle fixé d’avance ne laissant aucune place à l’imperfection.
Et au cœur de ce modèle se trouve une créature telle qu’il n’en a jamais imaginé, une masse monstrueuse, immobile, qui est un univers en soi. Grâce au talisman que son frère tient dans le creux de son organe sensoriel, à plusieurs milliers de lieues de l’endroit où ils ont laissé leurs enveloppes chamelles, Thu-kimnibol prend conscience des dimensions inimaginables du contenant de chair qui abrite l’esprit de la Reine, du lent mouvement des fluides vitaux à l’intérieur de ce corps gigantesque et sans âge, du fonctionnement pesant de ses organes incompréhensibles.
Il a le sentiment d’avoir beaucoup trop attendu avant de venir ici. D’avoir passé toute sa vie dans un rêve, avant le moment de l’affrontement.
— Vous êtes deux, déclare la Reine de sa voix retentissante. Qui est cet autre toi ?
Hresh ne répond pas. Thu-kimnibol sent que quelque chose sonde l’âme de son frère pour le pousser à répondre. Mais Hresh demeure silencieux, hébété, comme si l’effort du voyage l’avait vidé de ses dernières forces. Tout est donc entre ses mains.
— Je suis Thu-kimnibol, fils de Harruel et de Minbain, frère par ma mère de Hresh le chroniqueur que vous connaissez déjà.
— Ah ! Vous avez un faiseur d’Œufs en commun, mais vous êtes issus de deux donneurs de Vie différents. Et tu es celui qui veut nous détruire, reprend la Reine après un long silence. Pourquoi éprouves-tu tant de haine pour nous ?
— Les dieux guident mon bras, répond simplement Thu-kimnibol.
— Les dieux ?
— Ceux qui façonnent notre vie et règlent notre destinée. Ils m’ont ordonné de conduire mon peuple au loin pour combattre ceux qui nous empêchent d’accomplir ce que nous devons accomplir.
Un grand rire éclatant s’élève et se répand comme les eaux de quelque puissant fleuve en crue et Thu-kimnibol est obligé de résister de toutes ses forces pour ne pas se laisser submerger par ce prodigieux torrent de moquerie.
Les mots qu’il vient de prononcer résonnent en roulant dans ses oreilles, amplifiés et déformés par le rire implacable de la Reine, et ils deviennent de pathétiques lambeaux de phrases, lisibles et grotesques… destinée… conduire… accomplir… devons… Sa profession de foi lui semble n’être qu’un tissu d’inepties. Il s’efforce rageusement de recouvrer une partie de sa dignité envolée.
— Vous vous moquez donc des dieux ? s’écrie-t-il.
Le rire tonitruant résonne derechef.
— Les dieux, dis-tu ? Les dieux ?
— Parfaitement, les dieux ! Ceux qui m’ont conduit ici aujourd’hui et qui soutiendront mon bras jusqu’à ce que le dernier de votre race ait disparu de la surface de la planète.
Thu-kimnibol sent la présence de Hresh, distante et floue, qui volète autour de lui comme un oiseau autour d’une vitre fermée et qui semble essayer de le mettre en garde contre la ligne de conduite qu’il a choisie. Mais il ne tient aucun compte de l’agitation de son frère.
— Dites-moi, Reine, croyez-vous au moins aux dieux ? Ou bien votre arrogance est-elle si profonde que vous niez leur existence ?
— À vos dieux ? dit-elle. Oui. Non.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Vos dieux sont les symboles de grandes forces : la consolation, la protection, la subsistance, la guérison, la mort.
— Vous savez cela ?
— Bien sûr.
— Et vous ne croyez pas à ces dieux ?
— Nous croyons à la consolation, à la protection, à la subsistance, à la guérison et à la mort. Mais ce ne sont pas des dieux.
— Vous ne vénérez donc rien ni personne ?
— Pas au sens où vous entendez ce mot, répond la Reine.
— Pas même votre créateur ?
— Ce sont les humains qui nous ont créés, dit-elle avec une étrange désinvolture. Mais cela les rend-il dignes de notre vénération ? Nous ne le croyons pas.
Le rire de la Reine le submerge encore une fois.
— Ne parlons pas des dieux, reprend-elle. Parlons plutôt du mal que vous nous faites. Comment pouvez-vous poursuivre cette guerre contre une race dont vous ignorez tout ? Ton autre moi a déjà vu notre Nid. À ton tour maintenant. Prépare-toi à nous voir tels que nous sommes.
Mais il n’a pas le temps de se préparer. Et comment, et à quoi ? Avant que la voix de la Reine se soit éteinte, le Nid dans sa totalité s’engouffre dans son Âme avec la violence d’un torrent.
Il voit tout : la grande machine luisante, le monde parfait à l’intérieur du monde, les Militaires et les Ouvriers, les faiseurs d’Œufs et les donneurs de Vie, les penseurs du Nid et les donneurs d’Aliments, les serviteurs de la Reine et tout le reste, tous unis étroitement, inextricablement, au service de la Reine, c’est-à-dire au service de la totalité. Il comprend comment la création de l’abondance du Nid et de la force du Nid favorise la réalisation du plan de l’Œuf, grâce auquel l’amour de la Reine se répandra finalement par tout le cosmos. Il voit les Nids secondaires disséminés sur la surface de la planète, tous reliés les uns aux autres et au grand Nid central par la force de la vérité du Nid qui rayonne de l’immensité qu’est la Reine des Reines.
Comme ses propres armées semblent dérisoires en comparaison de cette colossale force unique et assurée que forment les hjjk ! Ses troupes indécises, affaiblies par les divisions et l’orgueil ! Thu-kimnibol se rend compte qu’il n’y a aucun espoir de vaincre dans ces conditions. Le plan de l’Œuf est en conflit direct avec les ambitions du Peuple et le plan de l’Œuf ne peut que triompher par la force de volonté et la loi du nombre. Il pourra remporter de-ci de-là une bataille, il pourra infliger de lourdes pertes à des bandes de hjjk, mais l’unité profonde des hjjk ne sera pas entamée pour autant et le pouvoir du Nid lancera inlassablement des vagues d’assaut jusqu’à ce que la race prétentieuse fraîchement sortie de ses cocons soit définitivement vaincue.