Il se tourna vers Nialli Apuilana avec un air perplexe.
— Tout ce que je dis est rempli de contradictions. As-tu compris quelque chose ?
— Les dieux nous ont également permis de voir la fin du Long Hiver, Thu-kimnibol. Peut-être se sont-ils rendu compte qu’ils s’étaient trompés sur les hjjk, que cette expérience avait échoué. Et peut-être nous ont-ils fait intervenir pour exterminer les hjjk et prendre leur place.
— Tu crois ? demanda-t-il sans dissimuler son étonnement. Serait-ce possible ?
— Tu as dit qu’ils étaient des êtres supérieurs. Mais tu as vu par toi-même qu’en réalité ils sont limités, qu’ils ont l’esprit inflexible et étroit. Tu l’as vu ? Tu l’as vu, n’est-ce pas ? C’est cela que Hresh tenait à ce que tu voies : ils ne veulent en vérité rien créer, ils en sont même incapables. Tout ce qu’ils veulent, c’est continuer à se multiplier et à construire de nouveaux Nids. Mais il n’y a aucune finalité là-dedans. Ils n’essaient pas d’apprendre, ils n’essaient pas de progresser. Tu imagines, poursuivit-elle avec un petit rire, que j’ai déclaré devant le Praesidium que nous devrions les considérer comme des humains. Mais ce ne sont pas des humains. Je me trompais et vous étiez tous dans le vrai, même Husathirn Mueri. Ce ne sont que des insectes. D’affreux insectes géants. Tout ce que je croyais, ils me l’avaient fait croire à mon insu.
— Ne les mésestime pas, Nialli, dit Thu-kimnibol. Tu vas peut-être trop loin dans l’autre direction.
Hresh poussa un petit soupir. Thu-kimnibol se tourna vers lui, mais il semblait dormir, et sa respiration était calme et régulière.
— Il y a encore une chose, poursuivit Thu-kimnibol en se retournant vers Nialli Apuilana. Quelque chose que m’a dit la Reine et qui me parait encore plus étrange que tout le reste. T’a-t-on jamais appris, quand tu vivais chez eux, que les hjjk croyaient avoir été créés par les humains ?
— Non, répondit-elle, l’air surpris à son tour. Non, jamais.
— Crois-tu que cela puisse être vrai ?
— Pourquoi pas ? Les humains étaient presque comme des dieux. Les humains étaient peut-être les dieux.
— Alors, si les hjjk sont le peuple élu…
— Non, dit-elle sans le laisser achever sa phrase. Les hjjk étaient un des peuples élus. Élu pour survivre, pour supporter le Long Hiver, pour prendre possession de la planète lorsqu’il s’achèverait. Mais, pour une raison ou pour une autre, cela n’a pas marché. Alors, les dieux, ou plutôt les humains, nous ont créés. Pour les remplacer.
Elle avait les yeux brillants d’une ferveur qu’il y avait rarement vue.
— Un jour, les humains reviendront sur la Terre, reprit-elle. J’en ai la conviction. Ils voudront voir ce qui s’est passé ici depuis leur départ. Et ils n’ont certainement pas envie de découvrir que toute la planète n’est qu’un Nid gigantesque, Thu-kimnibol. Ils nous ont mis dans ces cocons à dessein et ils voudront voir si ce dessein s’est réalisé. Nous devons donc continuer à nous battre, tu comprends ? Nous devons tenir bon face à la Reine. Donne-leur le nom de dieux, donne-leur le nom d’humains, donne-leur le nom que tu veux, ce sont eux qui nous ont créés. Et c’est ce qu’ils attendent de nous.
— C’est le genre de pays qu’aiment les insectes, grommela Salaman. Un pays désolé, qui montre toute sa carcasse.
Le roi arrêta son xlendi et se retourna vers ses trois fils. Athimin et Biterulve chevauchaient à ses côtés et Chham les suivait de près.
— Tu crois qu’il y a un Nid par là, père ? demanda Chham.
— J’en suis sûr. Je le sens qui pèse sur mon âme. Je le sens ici. Ici. Et ici.
Il porta la main à sa poitrine, à son organe sensoriel et à ses reins.
Ils étaient au cœur d’un territoire aride et desséché. Le sol était pâle et sableux, et le ciel d’un bleu intense réverbérait une lumière aveuglante. L’unique signe de vie était constitué par de petites plantes ligneuses en forme de dôme, à l’aspect repoussant, évoquant un crâne blanchi par le temps, d’où partaient deux épaisses feuilles grises, déchiquetées et sculptées par le vent, qui s’étiraient comme des lanières d’une longueur considérable sur le sol du désert. Ces plantes étaient très espacées et chacune régnait sur son petit domaine comme un monarque maussade et immobile.
— Dois-je donner l’ordre d’installer le bivouac, père ? demanda Athimin.
Salaman acquiesça de la tête, le regard perdu dans les lointains. Un vent âpre et glacé lui cinglait le visage, un vent porteur d’ennuis.
— Et envoie des éclaireurs, dit-il. Protégés par des patrouilles qui les suivront de très près. Il y a des hjjk par ici, des masses de hjjk. Je les sens.
Une inquiétude inexplicable commençait à le gagner.
Salaman avait jusqu’alors été persuadé que son armée, son armée seule, parviendrait à atteindre le grand Nid et à le détruire. Certes, ils n’avaient pas encore rencontré de véritable opposition, certes les hjjk étaient infiniment plus nombreux et ils étaient robustes et infatigables, mais ils ne semblaient pas vraiment savoir se battre. Salaman se souvenait que cela avait été exactement la même chose à Yissou, quand ils avaient essayé de prendre d’assaut la cité nouvellement fondée.
Les hjjk lançaient contre l’ennemi de terrifiantes vagues d’assaut composées d’une multitude de guerriers hurlant et brandissant des lances et des sabres. La plupart tenaient deux armes et certains plus de deux. C’était un spectacle à glacer le sang dans les veines, si on se laissait impressionner par leur frénésie et leur aspect horrifiant.
Mais si on résistait pied à pied, en formation serrée, si on rendait coup pour coup, à la lance et à l’épée, il était possible de les vaincre. Le secret était de ne pas s’avancer vers eux, mais de les laisser venir. Leur agitation désordonnée luisait des hjjk de piètres combattants qui se tenaient beaucoup trop près les uns des autres. Il convenait donc de disposer en phalange au premier rang les plus robustes et les plus courageux des soldats pour cribler de blessures tous ceux qui s’approchaient. Il fallait essayer d’atteindre les tubes respiratoires qui étaient le défaut de leur cuirasse. Si on sectionnait d’un coup d’épée les tubes respiratoires d’un orange vif qui pendaient de chaque côté de leur tête et retombaient sur leur poitrine, les hjjk s’affaissaient en quelques instants, paralysés par le manque d’air.
L’armée de Salaman avait donc continué de marcher après le départ du tas de ruines fumantes qu’était devenue Vengiboneeza, faisant mouvement vers le nord dans une contrée de plus en plus aride, exterminant tous les hjjk qu’elle rencontrait. Elle avait livré quatre grandes batailles qui s’étaient toutes conclues par une déroute de l’ennemi. L’âme de Salaman vibrait au souvenir de ces victoires… Les hjjk pourchassés et abattus jusqu’au dernier, les membres griffus qui jonchaient le champ de bataille, l’empilement des corps secs, à la carapace si légère. Toutes les armées que la Reine avait envoyées contre lui avaient subi le même sort.
Et maintenant les envahisseurs approchaient du premier des Nids secondaires marquant la véritable frontière du territoire hjjk.
Le plan de Salaman était d’anéantir ces Nids l’un après l’autre, à mesure qu’il remontait vers le nord afin de ne plus avoir de force ennemie sur ses arrières quand il s’engagerait dans les immenses étendues désertiques au-delà desquelles se trouvait le Nid des Nids. Il n’avait pas encore d’idée précise sur les moyens qu’il emploierait pour les détruire. Peut-être en versant dans l’entrée du Nid un liquide inflammable. Tout aurait été beaucoup plus facile s’il avait pu disposer d’une ou deux des armes sophistiquées que possédait Thu-kimnibol. Mais il était sûr de trouver le moment venu un moyen efficace. Il n’avait jamais eu la moindre inquiétude à cet égard.