À mesure que le calme revenait en elle, Nialli Apuilana se laissait aller à une sorte de rêverie. Elle avait le sentiment qu’il se passait quelque chose d’étrange en elle.
Des visions affluent à son esprit. Est-ce le Nid ? Oui ! Oui ! Des visions de plus en plus nettes d’instant en instant, comme des voiles ténus superposés qui s’envolent l’un après l’autre. De vieux souvenirs qui remontent à la surface après être restés si longtemps en sommeil. Qu’est-ce qui les a éveillés ? Est-ce la vue des talismans sur la poitrine et au bras de l’étranger ? L’aura du Nid qui l’enveloppait, perceptible pour elle seule ?
Elle perçoit maintenant un mouvement précipité, suivi d’un grondement. Tout cela se passe dans sa tête. Et elle est arrivée. Cet autre monde où elle a passé les trois mois les plus étranges de sa vie s’anime pour elle.
Ils sont tous rassemblés autour d’elle dans l’étroite galerie pour l’accueillir après une si longue absence, frottant doucement leurs griffes sur sa fourrure pour lui souhaiter la bienvenue. Une demi-douzaine de membres de la suite de la Reine, un couple de faiseurs d’Œuf, un penseur du Nid et deux Soldats. Leur odeur sèche lui picote les narines. L’air est chaud dans l’espace exigu et la lumière diffuse, la lumière familière du Nid est douce et rosée, faible mais suffisante. Elle les étreint l’un après l’autre, savourant le contact lisse de leur carapace bicolore et celui de leurs bras hérissés de poils noirs.
C’est bon d’être de retour, leur dit-elle. J’attends cet instant depuis que j’ai quitté le Nid.
Il se fait à ce moment-là un grand remue-ménage à l’extrémité de la longue galerie ; c’est un cortège de jeunes mâles qui avancent confusément en se bousculant. Ils se dirigent vers la chambre royale pour obtenir la fécondité par le contact de la Reine. C’est la dernière étape, celle de la maturité. Ils auront enfin la possibilité de s’accoupler, quand la Reine aura fini de faire ce qu’il y a à faire pour que les jeunes mâles deviennent féconds. Nialli Apuilana ne peut réprimer un mouvement d’envie.
Mais elle est nubile, elle aussi. Prête à l’accouplement, prête à recevoir la vie dans son ventre, prête à contribuer pleinement au plan de l’Œuf.
La Reine doit le savoir. La Reine sait tout. Bientôt, très bientôt, un jour prochain, ce sera mon tour de me présenter devant la Reine. Et Son amour descendra sur moi et son contact engendrera la vie dans mon ventre et, enfin, je serai moi aussi… Je serai moi aussi…
— L’audience est reprise, mademoiselle, annonça une voix qui la transperça comme une lame rouillée et émoussée.
Elle ouvrit les yeux. Un huissier, mais pas le même, se tenait devant elle. Elle le foudroya d’un regard si terrible que ce fut miracle si sa fourrure ne s’enflamma pas. Mais le balourd se contenta de la regarder, bouche bée.
— Votre présence est requise…
— Oui ! Oui ! Vous croyez que je n’ai pas entendu ?
Hresh ne semblait pas encore être arrivé et tout était peu ou prou comme avant. L’étranger se tenait au centre de la salle d’audience, rigoureusement immobile, telle une statue de lui-même. Il semblait même à peine respirer. C’était un truc des hjjk qui n’aimaient pas gaspiller leur énergie. Quand ils n’avaient aucune raison d’être en mouvement, ils ne bougeaient absolument pas.
Husathirn Mueri, lui, se remuait pour deux. Il croisait et décroisait les jambes ; il se tortillait nerveusement comme si le trône devenait glacé ou bien brûlant sous son auguste postérieur il agitait son organe sensoriel, tantôt l’enroulant autour de ses tibias, tantôt le dressant derrière son dos jusqu’à ce que la pointe dépasse de son épaule. Ses yeux couleur d’ambre au regard intense parcouraient toute la vaste salle en évitant soigneusement de se tourner vers Nialli Apuilana. Mais soudain elle surprit son regard posé sur elle, ce regard qui semblait vouloir la dévorer. Dès que leurs yeux se croisèrent, il détourna la tête.
D’une certaine manière, il lui faisait pitié. Il était si tendu, incapable de résister à cette violente impulsion. On disait de sa mère Torlyn qu’elle était une sainte et de son père Trei Husathirn qu’il était un guerrier d’une bravoure exceptionnelle. Mais Husathirn Mueri ne semblait rien avoir d’un saint et Nialli Apuilana doutait qu’il fût à son affaire sur un champ de bataille. Il ne faisait pas vraiment honneur à ses géniteurs. Peut-être les anciens ont-ils raison, se dit-elle, quand ils affirment qu’en ces temps modernes de vie citadine, nous sommes devenus une race troublée, indécise, qui ne sait plus quel sens donner à son destin. Une race timorée, déjà décadente.
Mais en va-t-il vraiment ainsi ? Sommes-nous passés en une seule génération du primitivisme au déclin et à la décadence ? Nous sommes restés si longtemps confinés dans le cocon, sans presque rien changer à nos habitudes, puis nous en sommes sortis et avons bâti cette merveilleuse cité. Est-ce à dire que nous aurions perdu toutes nos vertus ancestrales, notre foi, notre honneur ? Husathirn Mueri est peut-être décadent, et probablement le suis-je aussi. Mais est-il pour autant un être faible ? Et moi, suis-je faible ?
— Le chroniqueur ! annonça la voix claironnante de l’huissier qui était allé le chercher. Hresh-qui-a-les-réponses ! Levez-vous pour saluer Hresh le chroniqueur !
Nialli Apuilana se tourna et vit son père entrer dans la salle du trône.
Elle ne savait plus à quand remontait leur dernière rencontre ; plusieurs semaines assurément, plusieurs mois peut-être. Il n’y avait jamais eu de véritable brouille entre eux, mais leurs chemins se croisaient assez rarement depuis quelque temps. Il était absorbé par la tâche sans fin que constituaient ses recherches sur le passé de la planète, tandis qu’elle, menant une existence solitaire et en quelque sorte transitoire au dernier étage de la Maison de Nakhaba, n’avait guère de raisons de se rendre dans les quartiers du centre de la cité.
À peine entré dans la salle, Hresh se tourna vers elle et lui tendit les bras, comme si elle avait été la seule personne présente. Et Nialli Apuilana s’élança vers lui avec fougue.
— Père…
— Nialli… Ma petite Nialli…
Il avait énormément vieilli depuis leur dernière rencontre, comme si les semaines écoulées avaient compté pour lui comme autant d’années. Il est vrai qu’il en était au stade de sa vie où le temps s’enfuit au grand galop. Il avait dépassé de quelques années le cap de la cinquantaine ce qui, selon les critères du Peuple, faisait de lui un vieillard et sa fourrure était depuis longtemps d’un gris uniforme. Nialli Apuilana, la fille unique qu’il avait eue sur le tard, ne lui avait jamais connu une autre couleur. Ses frêles épaules étaient voûtées et sa poitrine de plus en plus creuse. Seuls ses grands yeux mouchetés d’écarlate et brillant comme des fanaux sous son large front témoignaient de l’extraordinaire vitalité qui avait dû être sienne à cette époque déjà lointaine où, à peine sorti de l’enfance, il avait guidé le Peuple du cocon ancestral à l’antique cité de Vengiboneeza à travers les plaines de tout le continent.
Ils s’étreignirent calmement, avec une sorte de gravité, puis elle recula et plongea son regard dans celui de son père.
L’huissier l’avait appelé Hresh-qui-a-les-réponses. C’était son nom complet et officiel. Il lui avait raconté un jour qu’il l’avait choisi lui-même, quand son jour de baptême était venu. Avant cela, quand il n’était encore qu’un petit garçon, on l’appelait Hresh-le-questionneur. Et ces deux noms lui convenaient parfaitement. Son esprit à nul autre pareil se consacrait entièrement aux études et aux recherches. Il devait être l’homme le plus instruit de la planète ; c’est du moins ce que tout le monde disait.