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Mais là… ce vent cinglant qui soufflait, cette angoisse qui l’étreignait, ce sentiment d’un désastre imminent…

— Père ! s’écria Biterulve. Brusquement, comme par enchantement, ils virent se dresser devant eux une muraille d’eau qui s’élevait du désert comme une vague immense bouchant la moitié du ciel. Les xlendis se mirent à hennir en lançant de violentes ruades. Salaman poussa un juron et leva machinalement les bras pour se protéger le visage. Il entendit derrière lui les hurlements de panique de ses hommes.

Mais il ne lui fallut pas longtemps pour reprendre ses esprits.

— C’est un piège ! rugit-il. Une illusion ! Comment pourrait-il y avoir de l’eau dans le désert ?

De fait, la masse d’eau titanesque demeurait dressée au-dessus d’eux mais ne retombait pas. Salaman distinguait la crête écumeuse surmontant les profondeurs glauques et impénétrables, la courbe imposante de l’inconcevable masse formée par la muraille liquide. Mais la vague ne retombait pas.

— C’est un piège ! hurla-t-il derechef. Les hjjk nous attaquent ! En formation de combat ! Formation en triangle !

Le regard égaré, Chham s’approcha de lui sur son xlendi affolé. Salaman le repoussa violemment en lui faisant signe d’aller rejoindre le gros de l’armée.

— Fais-les mettre en formation de combat ! ordonna-t-il.

Il vit que Athimin s’éloignait déjà en gesticulant pour empêcher les troupes de se débander. Les soldats semblaient se rendre compte que la masse d’eau menaçante n’était qu’une illusion d’optique. Mais le sol se mit soudain à osciller comme une nappe que l’on secoue pour enlever les miettes. Salaman constata avec un regard épouvanté que la terre ondulait tout autour de lui. Pris de vertige, il sauta de son xlendi. Était-ce un véritable tremblement de terre, ou encore une hallucination ? Il n’aurait su le dire.

La muraille d’eau s’était transformée en mur de feu qui les entourait de trois côtés. L’air était parcouru de crépitements, de craquements et d’étincelles. Des flammes bleuâtres montaient du sol ondulant.

Des éclairs éblouissants se mirent à danser dans le ciel en zigzaguant comme des lances de lumière. Se retournant pour fuir leur éclat aveuglant, Salaman vit des dragons crachant le feu qui arrivaient du nord. Des créatures ailées, à la bouche immense et aux crocs aiguisés comme des couteaux.

— Illusions ! hurla-t-il. Ce sont des visions qu’ils projettent contre nous en utilisant leur Pierre des Miracles !

D’autres s’en étaient rendu compte. Les troupes commençaient de se rallier et s’efforçaient dans la confusion de prendre leur formation de combat.

Mais à ce moment-là, dans les tourbillons de flammes, Salaman distingua juste devant lui une silhouette anguleuse jaune et noir tenant un sabre court au bout d’un bras griffu et une lance au bout d’un autre. Une troupe de hjjk avait réussi à s’approcher d’eux à la faveur des hallucinations et lançait une attaque.

Le roi plongea son épée en avant et sectionna un tube respiratoire. En se retournant, il vit un deuxième hjjk qui l’attaquait sur sa gauche. Il frappa à l’articulation de la jambe et le hjjk s’effondra. Sur sa droite, Chham ferraillait contre deux autres insectes. L’un était déjà tombé, l’autre vacillait. Salaman esquissa un sourire. Qu’ils envoient des dragons ! Qu’ils envoient des séismes et des océans d’eau. Dans le combat corps à corps, ses troupes les écraseraient impitoyablement.

Les hallucinations continuaient. Geysers de sang, fontaines de lumière scintillante, montagnes s’effondrant du haut du ciel, abîmes s’ouvrant sous leurs pieds… Il ne semblait pas y avoir de limites à l’ingéniosité des hjjk. Mais il suffisait de ne pas en tenir compte et de ne penser qu’à abattre tous les ennemis passant à portée de ses armes…

— Et d’un ! Et un autre ! Frapper, trancher, tuer !

La joie de la bataille l’emplissait comme peut-être jamais auparavant. Il se fraya un passage au milieu des ennemis sans prêter attention aux serpents qui flottaient en se tortillant devant ses yeux, aux fantômes qui jaillissaient en ricanant de crevasses sulfureuses, aux yeux désincarnés qui tournoyaient autour de sa tête, aux vermilions qui chargeaient droit sur lui, aux rochers gigantesques qui menaçaient de l’écraser. Ses guerriers, ralliés par Chham et Athimin, avaient pris leur formation de combat constituée de trois triangles disposés en cercle et se défendaient farouchement.

Mais que voyait-il ? Biterulve, à la pointe de l’un de ces triangles ?

Cela transgressait son ordre formel. Jamais le jeune prince ne devait s’exposer de la sorte. Athimin le savait. L’enfant pouvait se battre en seconde ligne, mais ne devait pas se trouver au milieu des guerriers de la première ligne. En proie à une rage folle, Salaman regarda autour de lui. Où était passé Athimin ? Il était censé ne pas quitter son frère des yeux pendant une seule seconde.

Ah ! Il était là ! En première ligne, lui aussi, séparé de Biterulve par cinq ou six guerriers, frappant à grands coups de son épée.

Salaman l’appela et montra son frère du doigt.

— Tu vois où il est ? Va le rejoindre. Va le rejoindre, abruti !

Athimin ouvrit grande la bouche et inclina la tête en signe d’assentiment. Biterulve semblait totalement indifférent à sa sécurité. Il frappait les hjjk avec une férocité dont Salaman ne l’aurait pas cru capable. Athimin avait commencé à se déplacer dans la mêlée confuse et se rapprochait du jeune prince. Salaman se porta lui aussi vers l’avant. Il voulait se débarrasser des hjjk qui entouraient Biterulve et repousser son fils au cœur de la phalange de guerriers.

Trop tard.

Salaman était encore à vingt pas du jeune prince, en train de traverser une zone peuplée de monstres fantomatiques s’agitant au milieu d’un nuage d’un noir d’encre quand il vit un hjjk qui semblait deux fois plus grand que Thu-kimnibol se dresser en un éclair devant Biterulve et transpercer de sa lance le corps du jeune homme.

Le roi poussa un affreux rugissement de rage. Il avait l’impression qu’une barre de fer incandescente venait de lui traverser le front. En un instant, il atteignit l’endroit où gisait Biterulve et trancha net d’un seul coup d’épée la tête du hjjk gigantesque. Il entendit presque aussitôt Athimin lui murmurer à l’oreille des excuses et d’inutiles explications. Sans une seconde d’hésitation, retournant contre lui toute la fureur qui le possédait, Salaman lui assena du tranchant de son arme un grand coup qui lui ouvrit la poitrine, traversant la fourrure, les chairs et les os.

— Père…, murmura Athimin d’une voix pâteuse avant de s’effondrer à ses pieds.

Salaman ouvrit des yeux horrifiés. Biterulve gisait à sa gauche et Athimin à sa droite. Son esprit était incapable d’assimiler ce que ses yeux voyaient. Son âme était en proie à une douleur indicible.

Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ?

La bataille faisait rage autour de lui. Mais le roi demeurait immobile et silencieux, purgé en un instant d’horreur de toute folie, de toute soif de sang. Les gémissements des guerriers blessés, les râles des mourants et les cris furieux de ceux qui vivaient encore et se battaient parvenaient à ses oreilles, mais tout lui était incompréhensible. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait là, devant les corps sans vie de deux de ses fils ; entouré de fantômes et de monstres, et de ces insectes hurlants aux yeux immenses qui brandissaient des sabres devant lui. Pourquoi ? À quoi bon tout cela ?