Quelle folie ! Quel gâchis !
Il demeurait pétrifié, hébété, brisé par la douleur.
Puis il sentit la brûlure d’une autre sorte de douleur quand la lance d’un hjjk traversa la partie charnue de son bras. Une douleur fulgurante qui le laissa ahuri. Des larmes brûlantes lui piquèrent les yeux et le désarroi le fit ciller. Un épais brouillard enveloppa son âme. Pendant un instant, sous le choc de la blessure, il eut l’impression d’être revenu de longues années en arrière, quand il n’était encore qu’un jeune guerrier ambitieux, presque aussi intelligent que Hresh, dont le rêve était de bâtir une grande cité, une dynastie, un empire. Mais, si c’était vrai, que faisait-il dans ce vieux corps tout raide, pourquoi souffrait-il tellement et pourquoi saignait-il ? Ah ! oui ! Les hjjk ! Les hjjk attaquaient leur petite colonie. Harruel était déjà tombé sous leurs coups. La situation paraissait désespérée. Mais il n’y avait pas le choix, il fallait continuer à se battre… continuer à se battre…
Le brouillard se dissipa et il retrouva sa clarté d’esprit. Biterulve et Athimin gisaient à ses pieds et lui-même allait mourir. Il prit brusquement conscience avec une netteté impitoyable de la vanité d’une existence consacrée à édifier un mur et à entretenir la haine d’un ennemi lointain et incompréhensible dont il aurait bien mieux valu ne pas se préoccuper.
Il se retourna et vit l’insecte à la carapace luisante qui l’observait gravement comme s’il n’avait jamais vu un membre du Peuple. Le hjjk se disposait à lui porter un autre coup.
— Vas-y, dit Salaman. Quelle importance !
— Père ! Recule !
C’était Chham. Salaman éclata de rire. Il montra les corps de ses fils.
— Tu vois ? dit-il. Biterulve combattait en première ligne. Et Athimin… Athimin…
Il sentit qu’on le poussait de côté. Une épée fendit l’air devant lui. Le hjjk s’effondra. Le visage de Chham s’approcha tout près du sien. Le même visage que lui ; il avait l’impression de regarder dans un miroir son propre reflet venu du passé.
— Père, tu es blessé !
— Biterulve… Athimin…
— Doucement… Laisse-moi t’aider…
— Biterulve…
— Comment ? s’écria Thu-kimnibol. Salaman ? Et son armée ?
— Ou plutôt ce qu’il en reste, dit Esperasagiot. C’est un spectacle affligeant, prince. Vous devriez aller à leur rencontre. Ils semblent presque ne pas avoir la force de se traîner jusqu’ici.
— Pourrait-il s’agir d’un piège ? demanda Nialli Apuilana. Pourrait-il nous haïr au point de vouloir nous attirer à l’extérieur du camp et nous assaillir ?
— Non, madame, répondit Esperasagiot en riant. Il ne reste plus de haine en lui. Si vous les voyiez, vous comprendriez. Ils sont dans un piteux état. C’est un véritable miracle qu’ils aient réussi à arriver jusqu’ici.
— À quelle distance sont-ils ? demanda Thu-kimnibol.
— Une demi-heure, à dos de xlendi.
— Préparez ma monture. Vous m’accompagnerez avec Dumanka, Kartafirain et dix guerriers.
— Veux-tu que j’y aille aussi ? demanda Nialli Apuilana.
— Il vaudrait mieux que tu restes auprès de ton père, dit Thu-kimnibol en se tournant vers elle. On m’a dit qu’il était très faible ce matin. Il faut que l’un de nous deux soit auprès de lui si sa fin est proche.
— Oui, dit-elle doucement.
Et elle s’éloigna.
Ce qui restait de l’armée de la Cité de Yissou avait installé son campement, si l’on pouvait appeler cela un campement, en rase campagne, près d’un petit cours d’eau, au nord du camp de Thu-kimnibol. Esperasagiot n’avait pas exagéré c’était un spectacle affligeant. Sur la multitude qui avait quitté Yissou, il ne restait plus que quelques centaines de guerriers et tous semblaient plus ou moins blessés. Ils étaient vautrés par terre, éparpillés sur le sol comme des vêtements disséminés dans une pièce et ils disposaient en tout et pour tout de trois tentes en lambeaux. En voyant Thu-kimnibol et son escorte approcher, un homme au visage fermé en qui le prince reconnut Chham, le fils de Salaman, s’avança en claudiquant à leur rencontre.
— Ce sont de tristes et douloureuses retrouvailles, prince Thu-kimnibol. J’ai honte de paraître devant vous dans cet état.
Thu-kimnibol chercha des paroles d’encouragement, mais il n’en trouva pas. Après un long silence, il se pencha et donna l’accolade au fils de Salaman, sans le serrer trop fort, de crainte de rouvrir quelque blessure.
— Que pouvons-nous faire pour vous ? demanda-t-il.
— Il nous faut des guérisseurs, des remèdes, de la nourriture. Mais ce dont nous avons besoin par-dessus tout, c’est de repos. Nous battons en retraite depuis… Je ne sais plus combien de temps. Une semaine, peut-être deux. Nous avons perdu la notion du temps.
— Je suis navré de voir à quel point les choses ont mal tourné pour vous.
— Tout avait pourtant fort bien commencé, dit Chham qui semblait avoir un regain d’énergie. Nous les avons défaits à plusieurs reprises. Nous les avons massacrés sans pitié. Mon père a combattu comme un dieu. Rien ne pouvait résister à sa fougue. Et puis…
Il baissa la tête.
— Et puis les insectes ont utilisé la magie. Ils se sont servis de la Pierre des Miracles pour nous envoyer des visions oniriques, pour provoquer des hallucinations visuelles. Vous verrez, ils feront la même chose la prochaine fois que vous les affronterez.
— Il y a donc eu une bataille de visions. Et une lourde défaite.
— Oui, une très lourde défaite.
— Et votre père, le roi ?
Chham indiqua de la main par-dessus son épaule la direction de la plus grande des trois tentes.
— Il vit. Mais vous n’allez pas le reconnaître. Mon frère Athimin a été tué, et Biterulve aussi.
— Biterulve aussi !
— Et mon père a été grièvement blessé. Mais il a surtout changé. Il a beaucoup changé, vous verrez. Nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir leur échapper. Une tempête de sable s’est levée et les hjjk ne pouvaient plus nous voir. Nous en avons profité pour fuir sans nous faire remarquer. Et nous voilà, prince Thu-kimnibol. Nous voilà.
— Où est le roi ?
— Venez. Je vais vous conduire auprès de lui.
L’homme affaibli, flétri par le chagrin, que Thu-kimnibol découvrit étendu sur une paillasse n’avait guère de ressemblance avec le Salaman qu’il avait connu. Sa fourrure blanche, terne et hirsute, laissait voir des plaques de peau nue. Ses yeux aussi étaient ternes, ces yeux gris très écartés, autrefois si perçants. Des bandages couvraient tout le haut de son corps qui semblait comme ratatiné, presque frêle. Le roi ne sembla même pas voir Thu-kimnibol quand il entra. Une vieille femme décharnée en qui Thu-kimnibol reconnut la femme-offrande en chef de la Cité de Yissou était assise au chevet du roi et des talismans étaient disposés tout autour de lui.
— Est-il réveillé ? murmura Thu-kimnibol.
— Il est tout le temps comme cela, dit Chham en s’avançant. Père, le prince Thu-kimnibol est arrivé.
— Thu-kimnibol ? Qui ?
Ce n’était qu’un souffle, un filet de voix.
— Le fils de Harruel, dit doucement Thu-kimnibol.
— Ah ! Le garçon de Harruel. Il s’appelle Samnibolon. Aurait-il changé de nom maintenant ? Où est-il ? Dites-lui de s’approcher.
Thu-kimnibol se pencha vers lui. Il supportait à grand-peine de croiser ce regard éteint.