Salaman lui sourit.
— Et comment va ton père, mon garçon ? demanda-t-il de la même voix à peine audible. Harruel, le bon roi, le grand guerrier ?
— Mon père est mort depuis longtemps, mon cousin, dit Thu-kimnibol d’une voix très douce.
— Ah ! Ah ! vraiment ?
Une étincelle de vie passa fugitivement dans le regard de Salaman et il essaya de se mettre sur son séant.
— Ils nous ont vaincus. Chham te l’a dit ? J’ai laissé deux fils sur le champ de bataille et plusieurs milliers d’hommes. Ils nous ont taillés en pièces. Et nous l’avons bien mérité. Quelle bêtise de leur faire la guerre, de s’enfoncer comme des idiots au cœur de leur territoire ! C’était de la folie, de la folie pure et simple ! Je m’en rends bien compte maintenant Et peut-être le comprends-tu aussi, Samnibolon. Hein ? Hein ?
— J’ai pris le nom de Thu-kimnibol depuis déjà de longues années.
— Oui, bien sûr. Thu-kimnibol.
Salaman parvint à esquisser un pauvre sourire.
— Vas-tu poursuivre lia guerre, Thu-kimnibol ?
— Oui. Jusqu’à ce que la victoire soit à nous.
— Il n’y aura jamais de victoire. Les hjjk te repousseront comme ils m’ont repoussé. Ils te submergeront de rêves.
Lentement, au prix d’un effort manifeste, Salaman secoua la tête.
— Cette guerre est une erreur. Nous aurions dû accepter leur proposition de traité et tracer cette frontière au milieu du continent. Je le comprends maintenant, mais il est trop tard. Trop tard pour Biterulve, trop tard pour Athimin, trop tard pour moi. Mais fais comme tu l’entends, poursuivit-il avec un rire caverneux. Pour moi, la guerre est finie. Tout ce que je désire maintenant, c’est la miséricorde des dieux.
— Leur miséricorde ? Pourquoi ? demanda Thu-kimnibol en enflant la voix.
C’était la première fois depuis son entrée sous la tente du blessé qu’il abandonnait le chuchotement.
Chham lui tira le bras en arrière comme pour lui signifier que le roi n’avait pas la force de se lancer dans de telles discussions.
— Pourquoi ? reprit Salaman d’une voix plus forte. Pour avoir conduit mes guerriers dans ce pays hostile où ils se sont fait tailler en pièces. Pour avoir poussé mes Consentants à leur perte ainsi que l’armée qui a suivi leurs traces, tout cela dans le but de susciter une guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Les dieux n’ont jamais voulu que nous combattions les hjjk, car les hjjk sont autant que nous des créatures des dieux. Cela ne fait plus aucun doute pour moi. J’ai donc péché : il me faudra entreprendre une purification et, par la grâce de Mueri et de Friit, je le ferai avant de mourir. Je suppose que j’implorerai également la miséricorde de la Reine. Mais comment faire ?
Salaman se redressa et saisit le poignet de Thu-kimnibol avec une étonnante vigueur.
— Acceptes-tu de me donner une escorte pour rentrer à Yissou, Thu-kimnibol ? Quelques douzaines d’hommes pour rebrousser chemin à travers tout ce maudit désert que nous avons traversé. Pour me ramener dans ma cité où j’irai m’incliner devant les dieux dans la chapelle que je leur ai édifiée il y a bien longtemps et les implorer de me donner la paix. C’est tout ce que je te demande.
— Si tu le désires vraiment, oui. Bien entendu.
— Et veux-tu prier pour moi, toi aussi, en poursuivant ta route vers le Nid ? Prie pour le repos de mon esprit, Thu-kimnibol. Et j’en ferai autant pour toi.
Il ferma les yeux. Chham fit signe à Thu-kimnibol de sortir de la tente.
— Il est rongé par un sentiment de culpabilité pour la mort de mes frères, dit Chham quand ils furent sortis. Son âme est remplie de remords pour cela et pour tout ce qui dans sa vie lui apparaît maintenant comme un péché. Je n’aurais jamais cru qu’un homme puisse être si totalement transformé en si peu de temps.
— Il aura son escorte, je m’y engage.
— Jamais il ne reverra Yissou, dit Chham avec un petit sourire triste. D’après le guérisseur, il n’en a plus que pour deux ou trois jours. Sa dernière demeure sera en territoire hjjk. Pour ce qui est des survivants de notre armée…
Il eut un petit haussement d’épaules.
— Nous sommes disposés à nous placer sous votre commandement jusqu’à la fin de la guerre. Si vous nous acceptez, dans l’état où nous sommes. Et si vous refusez, nous nous débrouillerons pour rentrer chez nous et nous attendrons de connaître l’issue de la campagne.
— Restez avec nous, bien sûr, dit Thu-kimnibol. Restez avec nous et battez-vous à nos côtés, si vous avez la force de continuer. Nous ne voulons pas vous repousser. Votre cité et la nôtre sont destinées à être alliées, pour toujours.
La nuit tombait rapidement. Nialli Apuilana était agenouillée au chevet de son père. Thu-kimnibol se tenait en retrait, dans l’ombre, hors de portée de la lumière des phosphobaies.
— Prends mon amulette, souffla Hresh. Passe-la autour de ton cou.
Nialli Apuilana serra les poings en comprenant ce que Hresh devait avoir en tête. Il avait porté cette amulette en sautoir toute sa vie ; jamais elle ne l’avait vu sans le talisman. S’il la lui donnait maintenant…
Elle se retourna vers Thu-kimnibol qui inclina la tête. Fais-le, dit-il en formant silencieusement les mots avec ses lèvres. Fais-le.
Elle dénoua le cordon qui retenait l’amulette et tira doucement sur le talisman. C’était un petit objet ovale, un simple morceau de verre de couleur verte, sur lequel étaient gravés des signes minuscules, si petits qu’elle était incapable de les déchiffrer. Le talisman semblait très ancien et très usagé. Elle eut une étrange sensation de froid en le prenant au creux de sa main, mais, quand elle l’attacha autour de son cou, elle sentit un picotement et une légère chaleur.
Elle baissa les yeux vers l’amulette qui pendait entre ses seins.
— Quels sont ses pouvoirs, père ?
— Je pense qu’ils sont très limités. Mais elle appartenait à Thaggoran, qui était chroniqueur avant moi. Il m’a dit que c’était un vestige de la Grande Planète. Disons que c’est l’insigne de la fonction du chroniqueur. Je l’utilise parfois pour évoquer Thaggoran, quand j’ai besoin de lui. C’est à toi de la porter maintenant.
— Mais, je…
— Tu es le nouveau chroniqueur, déclara Hresh.
— Comment ? Mais, père, je n’ai pas été formée à cela ! Et le chroniqueur n’a encore jamais été une femme !
Hresh parvint à esquisser un petit sourire.
— Tout change, dit-il. Tout change perpétuellement. Chupitain Stuld t’aidera. Io Sangrais et Plor Killivash, aussi, s’ils rentrent sains et saufs de la guerre. Les chroniques doivent rester dans notre famille.
Il tendit la main et étreignit celle de sa fille. Elle trouva ses doigts minuscules, comme s’il redevenait un enfant. Hresh ferma les yeux et les rouvrit.
— Je n’aurais jamais cru avoir une fille, tu sais. Je n’aurais jamais cru avoir un enfant.
— Quand je pense à tout le chagrin que tu as eu à cause de moi, père !
— Jamais, ma fille. Tu ne m’as donné que du bonheur. Il faut me croire.
L’étreinte de sa main se resserra encore sur celle de Nialli.
— Je t’ai toujours aimée, Nialli, et je t’aimerai toujours. Tu n’oublieras pas de transmettre tout mon amour à Taniane… Ma compagne de toutes ces années. Comme elle sera triste. Mais il ne faut pas. Je serai assis auprès de Dawinno et j’aurai tellement de choses à lui demander. Mon frère est-il là ? demanda-t-il après un silence.
— Oui.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Dis-lui de venir.
Mais Thu-kimnibol s’approchait déjà du lit de Hresh. Il s’agenouilla et lui tendit une main que le chroniqueur caressa, effleurant du bout des doigts ceux de Thu-kimnibol.