— Mon frère, murmura-t-il. Je transmettrai ton amour à Minbain. Et maintenant, tu dois partir. La suite est une affaire entre Nialli et moi. Elle te racontera plus tard, si elle le désire.
Thu-kimnibol inclina la tête. Légèrement, tendrement, il posa la main sur le front de Hresh, comme s’il espérait que ce contact permettrait à la sagesse du chroniqueur de passer dans son propre esprit. Puis il se releva et sortit de la tente sans un regard en arrière.
— À ma ceinture, sous mon écharpe, dit Hresh, tu vas trouver une petite bourse de velours.
— Père…
— Prends-la. Ouvre-la.
Elle fit tomber la petite pierre polie dans le creux de sa main et la regarda avec émerveillement. Jamais encore elle ne l’avait touchée et, à sa connaissance, personne d’autre que Hresh n’avait le droit de la toucher. Il ne lui avait même que très rarement permis de la regarder. D’une certaine manière, elle n’était pas très différente de l’amulette qu’il venait de lui donner, car elle était également très lisse et, sur son pourtour, un réseau de lignes entrelacées formait un motif si fin que Nialli Apuilana ne pouvait en distinguer les détails. La pierre produisait une douce chaleur, à peine perceptible. Mais, alors que l’amulette semblait légère comme la plume, la Pierre des Miracles avait dans sa main une extraordinaire densité. Nialli Apuilana se sentait mal à l’aise, terrifiée par le pouvoir fantastique de la pierre sacrée.
— Tu sais ce que c’est ? demanda Hresh.
— Le Barak Dayir.
— Oui, le Barak Dayir. Mais personne ne sait exactement ce qu’est la Pierre des Miracles. Le vieux prophète Beng m’a dit un jour que c’était un amplificateur, c’est-à-dire quelque chose qui augmente une chose. Je t’ai dit un jour que cette pierre a été fabriquée par les humains qui régnaient sur la Terre avant même l’avènement de la Grande Planète. Et ils nous l’ont remise pour nous protéger quand ils seraient partis. C’est tout ce que je sais. Il faut que tu la gardes maintenant. Et que tu apprennes à l’utiliser.
— Mais comment vais-je…
— Nous allons accomplir un couplage, Nialli.
— Un couplage ? dit-elle, les yeux écarquillés. Avec toi, père ?
— Il le faut. Cela ne pourra pas te faire de mal, et tu as beaucoup à y gagner. Quand nous serons unis, tu prendras le Barak Dayir, tu le placeras à l’extrémité de ton organe sensoriel et tu le serreras très fort. Tu entendras d’abord une musique et, après, je t’aiderai. Veux-tu le faire, Nialli ?
— Bien sûr.
— Alors, approche-toi de moi.
Elle referma les bras autour de lui. Il ne pèse presque plus rien, se dit-elle. Il ne lui reste plus que son enveloppe de chair et cet esprit qui continue de brûler à l’intérieur.
— Ton organe sensoriel. Rapproche-le du mien…
— Oui. Oui.
Jamais Nialli Apuilana ne s’était attendue à connaître un jour cette communion. Mais, dès l’instant où son organe sensoriel effleura celui de Hresh, toutes les craintes et les incertitudes s’envolèrent, et c’est avec une joie ineffable qu’elle sentit le torrent de son esprit s’engouffrer en elle. Sa joie était si profonde qu’elle en fut tout étourdie et qu’elle se laissa entraîner sans résistance. Puis elle songea à la Pierre des Miracles et elle enroula précautionneusement la pointe de son organe sensoriel autour du talisman avant de resserrer son étreinte. Le brouillard envahit aussitôt son âme. Une colonne de musique monta tout autour d’elle et cette harmonie enivrante la souleva et projeta son âme vers les cieux.
Mais Hresh était à ses côtés, il lui souriait tendrement, sereinement, il la soutenait, il la guidait. Ils s’élancèrent tous deux à travers la voûte céleste. Une grande lumière dorée ruisselait de l’ouest, un rayonnement éclatant, éblouissant, qui prenait peu à peu des teintes écarlates d’une stupéfiante intensité et allait s’assombrissant. Les ténèbres commençaient à l’envelopper, mais, tandis qu’il volait avec sa fille vers ce royaume où il était attendu, il lui offrit un dernier présent, il lui fit le don de sa lumière, de son amour, de sa sagesse. Il lui dit d’un seul élan ininterrompu tout ce qu’elle devait savoir. Jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien lui dire.
C’est donc le commencement, se dit Hresh. Le commencement du dernier voyage. Tout s’assombrit autour de lui.
Nialli, songe-t-il. Minbain. Taniane.
Il sent l’approche du tourbillon qui va l’emporter et il regarde au fond.
Est-ce donc là que je vais ? Que vais-je y trouver ? Vais-je éprouver quelque chose ? Pourrai-je encore toucher et sentir ? Si seulement je pouvais voir un peu plus distinctement…
Voilà, c’est mieux. Mais comme cela a l’air étrange, à l’intérieur de ce tourbillon. Est-ce toi, Torlyri ? Thaggoran ? Comme tout cela est étrange !
Mère. Nialli. Taniane.
Oh ! Regarde, Taniane ! Regarde !
Quand elle sortit de la tente, elle trouva Thu-kimnibol en compagnie de Chham. Les deux hommes interrompirent leur conversation en la voyant approcher et ils lui lancèrent un regard étrange, comme si elle s’était transformée en une créature d’un autre monde, d’une espèce qu’il ne leur avait jamais été donné de voir.
— Et ton père ? demanda Thu-kimnibol.
— Il est auprès de Dawinno maintenant, dit-elle, les yeux secs, d’un ton bizarrement calme.
— Ah !
Un frisson secoua le corps massif de Thu-kimnibol et il fit les Cinq Signes, lentement, posément, et à deux reprises, puis une troisième fois le signe de Dawinno.
— Jamais il n’y a eu personne comme lui, dit-il après un silence, d’une voix brisée par l’émotion. Nous avions la même mère, mais je peux t’avouer que je n’ai jamais eu le sentiment d’être vraiment son frère. Son esprit était presque celui d’un dieu. Je me demande comment nous allons faire sans lui.
Nialli ouvrit la main pour lui montrer la bourse de velours contenant le Barak Dayir.
— J’ai la Pierre des Miracles, dit-elle. Et Hresh a fait passer en moi une grande partie de lui. Tu l’as entendu dire que je devais être le prochain chroniqueur, n’est-ce pas ? Dorénavant, je remplacerai Hresh, si j’en suis capable. Je prononcerai ce soir les paroles d’adieu pour lui et nous honorerons sa dépouille. Mais il est déjà avec Dawinno.
— Il a toujours été avec Dawinno, madame, dit brusquement Chham. C’est du moins ce que l’on disait de lui, qu’il fréquentait les dieux depuis le jour de sa naissance. C’était certainement vrai. Je ne l’ai jamais connu personnellement, mais cela ne fait aucun doute pour moi. Quel jour funeste, qui a vu de si grandes pertes !
— Le roi Salaman a rendu l’âme aujourd’hui, lui aussi, dit Thu-kimnibol. Le prince Chham – ou devrais-je dire le roi Chham ? – vient juste de revenir.
— Nous allons donc les pleurer ensemble, dit Nialli. Quand je dirai les prières pour mon père, je les dirai également pour le vôtre.
— Si vous voulez, madame. Je vous en serai très reconnaissant.
— Nous porterons leurs dépouilles en terre, côte à côte, dans ce lieu désolé, dit Thu-kimnibol. Qui ne sera plus désolé, car Salaman et Hresh y seront ensevelis, eux qui étaient les deux hommes les plus sages au monde.
La main gauche posée sur le masque de Koshmar et la droite sur celui de Lirridon, Taniane s’efforçait de chasser la torpeur qui envahissait son âme depuis le début de l’après-midi, une étrange et déplaisante sensation de froid sous son sternum. Rassemblant toutes les forces qui lui restaient, elle s’obligea à revenir à ce que Puit Kjai était en train de lui dire.
— Une insurrection ? Contre moi ?