— Contre nous tous, madame. Un soulèvement dont l’objet est de balayer tous ceux qui détiennent le pouvoir dans la Cité de Dawinno.
Elle lui lança un regard las et sceptique.
— Quelqu’un détient-il encore le pouvoir dans la Cité de Dawinno, Puit Kjai ?
— Madame ! Que dites-vous là, madame ?
Taniane détourna la tête. Elle était incapable d’affronter le regard intense des yeux écarlates de Puit Kjai. Elle avait l’impression d’avoir vécu pendant des années avec cette profonde lassitude de l’âme, mais, ce jour-là, cela semblait avoir empiré au point de la paralyser.
Elle caressa les masques. Ils étaient restés longtemps accrochés au mur de son bureau, mais, peu après le départ de Nialli Apuilana pour la guerre et la disparition de Hresh, elle les avait décrochés pour les poser près d’elle, sur son bureau, où elle pouvait les voir sans avoir à se retourner et les toucher quand l’envie lui en prenait. Ils lui apportaient du réconfort et, du moins se plaisait-elle à le croire, de la force. Elle se souvenait que, dans le cocon, le long du mur arrière de la salle principale, se trouvait une plaque polie de pierre noire consacrée à la mémoire des chefs disparus de la tribu. Chaque fois qu’elle avait à faire face à des difficultés, Koshmar effleurait la pierre du bout des doigts et elle invoquait les anciens chefs. Mais la tribu avait quitté le cocon et la pierre noire y était restée. Taniane regretta de ne pas l’avoir. Heureusement, il lui restait les masques.
— Continuez, dit-elle à Puit Kjai au bout d’un long moment. Qui sont les meneurs de cette insurrection ?
— Cela, je ne peux pas vous le dire.
— Mais vous êtes certain qu’elle est en préparation ?
— Le mot d’ordre vient des chapelles, dit Puit Kjai avec un haussement d’épaules. De la classe populaire. J’en ai eu vent par la fille du neveu d’un vieux palefrenier de l’écurie de mon fils qui fréquente la chapelle de Tikharein Tourb.
— La fille du neveu d’un palefrenier…
— Oui, je sais que c’est un peu mince. On m’a donc rapporté qu’ils ont l’intention de tuer Thu-kimnibol à son retour de la guerre, si les hjjk ne s’en sont pas déjà chargés, et qu’ils veulent également nous mettre à mort, vous, moi et la majorité des membres du Praesidium, à l’exception d’une poignée qu’ils laisseront en vie pour gouverner la cité en leur nom. Puis ils feront la paix avec les hjjk et imploreront leur pardon.
— Vous me dites cela, Puit Kjai, comme si, vous-même, vous n’aviez jamais souhaité faire la paix avec les hjjk.
— Pas de cette manière. Pas à la suite d’une vaste épuration dans les rangs de la noblesse. Et, croyez-moi, madame, ces rumeurs de conspiration n’ont rien de fantaisiste. Je me demande même s’ils ne se sont pas déjà débarrassés de Hresh.
— Non, répliqua immédiatement Taniane. Hresh est encore vivant.
— Vraiment ? Et où est-il donc ?
— Loin d’ici, je pense. Mais je sais qu’il est en vie. Il y a entre nous un lien qui transcende la distance. Aussi loin soit-il, je le sens toujours près de moi. Il n’est rien arrivé à Hresh, j’en ai la certitude absolue.
— Que Nakhaba vous entende, madame.
Ils se regardèrent longuement en silence. Le puissant chef Beng était si grand que sa tête surmontée du casque de sa tribu touchait presque le plafond. Il était maigre, avec un visage émacié, mais il y avait de la noblesse dans sa maigreur même. Taniane se souvenait vaguement du père de Puit Kjai, Noum om Beng, le vieux sage du Peuple aux Casques, dont Hresh recevait ses enseignements. Puit Kjai lui ressemblait de plus en plus ; il avait le même maintien empreint de gravité, sa haute taille compensant la fragilité de sa charpente. Ce jour-là, il portait un casque tout noir surmonté d’une ramure dorée.
— Je vais enquêter sur ces rumeurs, dit enfin Taniane. Si vous apprenez autre chose, venez me voir immédiatement.
— Vous avez ma parole, madame.
Il lui offrit la bénédiction de Nakhaba et quitta la pièce.
Taniane s’installa tranquillement à son bureau et posa les mains sur ses masques.
Elle était certaine qu’il y avait du vrai dans ce qu’il lui avait raconté. Le culte de Kundalimon prenait de plus en plus d’extension dans la cité ; pourquoi ses chefs n’essaieraient-ils pas de mettre de force un terme à la guerre ? Il ne restait plus personne pour s’opposer à eux. Thu-kimnibol et ses fidèles étaient sur le front, Hresh avait disparu et tous les jeunes gens qui restaient semblaient avoir épousé le nouveau culte. Elle-même ne faisait même plus semblant d’exercer son autorité. Elle avait l’impression d’avoir été laissée de côté et d’être complètement dépassée par les événements. Oui, il était vraiment temps de passer la main, comme le disait le message attaché à la pierre qu’on lui avait lancée un jour, dans la rue, bien avant la guerre. Mais en faveur de qui ? Fallait-il remettre la cité entre les mains des prêtres de Kundalimon ? Elle aurait tant voulu que Thu-kimnibol revienne. Mais il devait être en train de massacrer les hjjk, ou de se faire massacrer par eux. Et Nialli était avec lui.
Taniane secoua la tête. Elle était fatiguée de vivre dans ce chaos permanent et elle n’aspirait plus qu’à une chose, se reposer.
Et ce n’était pas tout. Il y avait cette étrange impression d’engourdissement qu’elle éprouvait dans la poitrine. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Comme si elle se vidait de l’intérieur. Était-ce une maladie ? Elle n’avait pas oublié Koshmar qui, à Vengiboneeza, avait brusquement commencé à se fatiguer très vite, qui avait avoué à Hresh que sa poitrine la brûlait, qu’elle souffrait beaucoup et qu’elle avait de la fièvre, et qui était morte peu après. Mon heure va peut-être bientôt sonner, se dit Taniane. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux d’aller voir Boldirinthe pour qu’elle lui donne un remède, puis elle se souvint que Boldirinthe était morte. Elles partaient toutes, l’une après l’autre. Koshmar, Torlyri, Boldirinthe…
Mais ce qu’elle éprouvait, c’était un engourdissement, pas une brûlure, pas une véritable douleur. Elle ne comprenait pas. Elle essaya de regarder en elle, de chercher la cause de ce malaise.
Mais, au même moment, il disparut, d’un seul coup. Elle ne sentait plus cet engourdissement, cette gêne qui ne l’avait pas quittée depuis le lever du jour. Elle sentit avec étonnement le malaise s’envoler brusquement, comme un lien trop étroit qui se brise net. Mais, à la place, elle ressentit quelque chose de bien pire : une absence, un vide aigu et douloureux, un manque affreux. Elle comprit aussitôt. Un long frisson la parcourut et sa fourrure se hérissa. Elle commença à sangloter, incapable de contenir ses larmes. Des vagues de chagrin la submergeaient. Pour la première fois depuis plus de quarante ans, elle ne sentait plus la présence de Hresh en elle. Il était parti. Parti à jamais.
À la clarté miroitante de la lune, le champ de bataille avait l’aspect froid et serein d’un immense glacier, même aux endroits où le sol était défoncé et retourné par les derniers combats. Les guerriers de Thu-kimnibol parcouraient prudemment le champ de bataille pour rassembler les corps de leurs compagnons d’armes tombés au champ d’honneur. Le regard de Nialli Apuilana se porta sur l’horizon où elle distinguait les feux du campement hjjk. Pour l’instant, il y avait une trêve, mais, dès le lendemain matin, tout recommencerait.
— C’est une guerre de cauchemars, lança Thu-kimnibol avec un rire aigre. Nous leur lançons des flammes et des turbulences et en retour, ils projettent des hallucinations auxquelles nous répondons par d’autres hallucinations. Une guerre entre des ennemis qui ne peuvent pas se voir et qui se cherchent à l’aveuglette !
Nialli Apuilana sentait le poids de sa fatigue. Il avait combattu avec férocité toute la journée, ralliant inlassablement ses troupes d’un bout à l’autre du champ de bataille, harcelé par les fantômes et les monstres, comme Salaman l’avait prédit, il n’avait cessé de conduire ses guerriers à travers des jaillissements de feu, des hordes de monstres repoussants, des murailles d’eau et des avalanches, des torrents de sang et des grêles de poignards. Son objectif était de trouver une position d’où il pourrait véritablement faire des ravages dans les rangs des hjjk grâce aux armes de la Grande Planète. Mais ils avaient parfaitement compris sa tactique et ils tournoyaient autour de lui, se dissimulaient derrière des images trompeuses, surprenant ses troupes par une série d’embuscades. Nialli avait fait tout son possible en utilisant la Pierre des Miracles pour briser l’écran d’hallucinations dressé par les hjjk et semer la confusion dans leurs rangs en projetant à son tour des visions fantomatiques. Mais cela avait été une journée difficile, avec de bien maigres résultats. Et il ne fallait pas s’attendre qu’il en aille autrement le lendemain.