L’aube se lève. Thu-kimnibol est encore plongé dans ses rêves. Sa poitrine massive monte et descend à un rythme régulier. Dans son sommeil, il a jeté sur son visage le bras qui brandit l’épée. Nialli Apuilana effleure son front de ses lèvres et sort doucement de la couche qu’ils partagent pour gagner l’autre extrémité de la tente.
Elle s’agenouille et murmure le nom de Yissou le Protecteur et fait le signe du dieu. Puis elle dit le nom de Dawinno le Destructeur, qui est aussi Dawinno le Transformateur, et elle fait le signe du dieu. Elle sent leur présence qui pénètre en elle et elle leur rend grâce.
Elle porte la main à l’amulette nichée dans l’épaisse fourrure de sa poitrine et elle évoque son père. Au bout d’un moment, elle le voit apparaître. Il brille devant elle, dans l’obscurité, et elle retrouve le sourire familier sur le visage familier au menton pointu. Il y a quelqu’un à ses côtés, un homme beaucoup plus âgé, à la fourrure blanche et à la poitrine creuse. Nialli Apuilana ne le connaît pas, mais sa présence semble bienveillante. Derrière eux, se trouve encore un autre inconnu d’un âge vénérable, un Beng si grand et si maigre que l’on dirait un long fétu prêt à s’envoler au moindre zéphyr.
Elle sort le Barak Dayir de sa bourse, le porte à son front en signe de respect et referme autour de lui la pointe de son organe sensoriel.
La musique céleste s’élève dans son âme et l’entraîne aussitôt au firmament.
Elle monte sans effort et sans crainte, avec confiance. Yissou, Dawinno et son père ne sont-ils pas à ses côtés ? Ce n’est que lorsqu’elle est très haut et que la planète n’est plus qu’un petit point au-dessous d’elle, qu’elle commence à éprouver une vague inquiétude. Il serait si facile de continuer à voler, de poursuivre cette ascension dans les espaces inconnus qui entourent la planète, de prolonger ce voyage au milieu des comètes, des lunes et des étoiles, et de ne jamais revenir. Il lui suffirait pour cela de trancher les amarres qui la retiennent à la Terre. Mais ce n’est pas ce qu’elle veut faire.
Ce qu’elle cherche, c’est la Reine. La Reine des Reines tapie dans Son antre, au plus profond du Nid des Nids, quelque part dans les territoires froids et désertiques du septentrion.
Elle projette son esprit devant elle. Elle a au début un moment d’incertitude, l’étrange sentiment d’une double destination. La Reine semble être en deux endroits à la fois, l’un très lointain, l’autre tout proche. Nialli Apuilana est d’abord décontenancée, puis elle comprend. Le souvenir lui revient du jour où, pendant la période affreuse qui a suivi la mort de Kundalimon et sa propre fuite dans les marais, elle avait lutté dans sa chambre contre tout ce qui possédait son esprit. La Reine était à l’intérieur d’elle ce jour-là et, depuis, Elle y est toujours restée. Sa présence menaçante n’a jamais abandonné sa place au plus profond de l’âme de Nialli.
Mais la Reine qui se trouve en elle n’est que l’ombre de la vraie Reine. Et c’est la Reine en personne et non Son ombre qu’elle veut voir.
— Me connaissez-vous ? s’écrie-t-elle. Je suis Nialli Apuilana, la fille de Hresh.
Des profondeurs du Nid des Nids lui parvient une réponse de la gigantesque créature blafarde qui se terre dans les entrailles du sol.
— Je te connais. Que veux-tu de Moi ?
— Je veux négocier avec Vous.
Un rire moqueur s’abat sur elle comme une grêle de feu.
— On ne peut traiter que d’égal à égal, petite fille.
La Reine projette vers elle une décharge d’énergie qui fait trembler l’air tout autour d’elle, si violente que Nialli Apuilana distingue les racines de la planète à travers la couche de l’atmosphère.
Mais elle ne se laisse pas impressionner.
— Vous avez une Pierre des Miracles, dit Nialli Apuilana. J’en ai une, moi aussi. Nous sommes donc sur un pied d’égalité.
— Crois-tu ?
— Pouvez-vous me faire du mal ?
— Et toi, peux-tu Me faire du mal ? demande la Reine.
Des éclairs bleutés jaillissent du Nid. Ils dansent et s’enroulent frénétiquement autour de Nialli Apuilana, cherchant un point vulnérable. Elle les écarte d’un geste méprisant de la main, comme on écarte un moucheron.
La Reine lui envoie une pluie de rochers. La Reine lui envoie un mur de feu. La Reine lui envoie un nuage de brouillard brûlant.
— Vous perdez Votre temps. Me prenez-Vous pour une enfant que l’on peut terrifier ainsi ? Ce que la Pierre des Miracles projette, la Pierre des Miracles peut le détourner. Nous pouvons passer la journée entière à nous menacer mutuellement et nous n’aurons rien accompli.
— Qu’espères-tu donc accomplir ?
— Laissez-moi Vous montrer une vision, dit Nialli Apuilana.
Après un silence, la Reine lui donne son assentiment, à contrecœur.
Nialli Apuilana projette vers la Reine une image de la région qui entoure le Nid des Nids, telle qu’elle sait qu’elle doit être, même si elle ne l’a jamais vue de ses propres yeux. Des plaines arides et désolées, la grisaille infinie du sol sous le bleu implacable du ciel. Elle puise cette image dans l’âme de Kundalimon qui est encore en elle et qui a vécu dans le Nid des Nids.
Elle montre à la Reine le sol sec et plissé, les herbes coupantes aux feuilles dentées, les petits animaux cruels qui cherchent désespérément leur pitance dans cet univers lugubre et désertique.
— Reconnaissez-Vous cet endroit ? demande Nialli Apuilana.
— Continue.
Nialli Apuilana montre à la Reine les armées du Peuple convergeant vers le Nid des quatre points cardinaux. Il n’y a pas que les troupes de Dawinno commandées par Thu-kimnibol, il y a les guerriers des Sept Cités du continent, venus de Yissou et Thisthissima, de Gharb et de Ghajnsielem, de Cignoi et de Bornigrayal, toutes les tribus de la planète, unies en une force dévastatrice. Et là, se dressant majestueusement au-dessus de la multitude comme l’arbre-roi d’une forêt, il y a Thu-kimnibol de Dawinno, qui tient à la main une des armes de la Grande Planète. Le chef de Gharb tient une arme semblable et celui de Cignoi aussi, et tous les autres. Et les armes sont pointées sur le Nid des Nids.
Des hordes de hjjk sortent du Nid ; ce sont les plus vaillants Militaires de la Reine. Ils se précipitent au-devant des envahisseurs, mais Thu-kimnibol et les autres chefs lèvent leurs armes. Des traits de feu éblouissants déchirent l’air, des coups de tonnerre semblables au dernier fracas terrestre résonnent, les plaines désertiques sont balayées par le feu et les Militaires tombent, recroquevillés comme des brindilles dans un incendie de forêt. Et les Années des Sept Cités poursuivent leur marche sur le Nid.
Elles l’encerclent. Les chefs se tiennent devant les nombreuses entrées. Ils lèvent leurs armes et enfonçait les boutons qui les actionnent.
Et la destruction jaillit des armes antiques et luisantes, d’irrésistibles décharges d’énergie qui déchirent les entrailles du sol et soulèvent le toit du Nid, révélant toute son architecture, montrant le réseau de galeries, de couloirs et de passages patiemment édifiés au fil de centaines de milliers d’années. Les faiseurs d’Œufs et les donneurs de Vie apparaissent dans la lumière impitoyable, et les penseurs du Nid et l’incalculable multitude des Ouvriers. Et ils périssent tous dès les premiers assauts. Puis les armes implacables descendent vers les niveaux plus profonds, plus douillets, où les donneurs d’Aliments tiennent les nouveau-nés contre leur bouche pour les nourrir. Et ils périssent aussi, les donneurs d’Aliments et les nouveau-nés qui restent indissolublement unis jusque dans la mort.