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— Soyez sur vos gardes, madame, dit Puit Kjai en penchant la tête vers elle. Vos ennemis pourraient profiter de l’occasion pour passer à l’action.

— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?

— Rien que des rumeurs, madame.

— Des rumeurs ! soupira Taniane en haussant les épaules.

— Les rumeurs ont souvent un fond de vérité, madame.

Taniane tendit le doigt vers l’horizon où elle croyait voir un nuage de poussière grise s’élever au-dessus de la route.

— Thu-kimnibol sera là dans très peu de temps, dit-elle. Avec ma fille et une armée de guerriers fidèles. Personne n’osera créer des troubles en sachant qu’ils sont si près de la cité.

— Soyez quand même sur vos gardes.

— Je suis toujours sur mes gardes, dit Taniane en laissant nerveusement courir ses doigts sur la surface luisante du masque de Koshmar. Husathirn Mueri n’est pas là, poursuivit-elle après avoir lancé un coup d’œil circulaire. C’est lui le seul absent. Comment se fait-il qu’il ne soit pas arrivé ?

— Je ne pense pas qu’il soit transporté de joie par le retour triomphant de Thu-kimnibol.

— Il n’en est pas moins un prince du Praesidium. Sa place est ici, au milieu de nous.

Elle se retourna et fit un signe à Catiriil.

— Votre frère ! lança-t-elle sèchement. Où est-il ?

— Il m’a dit qu’il irait d’abord à sa chapelle. Mais je suis sûre qu’il arrivera à temps.

— Je l’espère pour lui, dit Taniane.

Husathirn Mueri, lui aussi, s’était levé de bon matin. Il avait eu un sommeil agité et c’est avec plaisir qu’il avait quitté son lit à l’aube. Ses rêves, pendant les brèves périodes où il avait réussi à trouver le sommeil, avaient été particulièrement oppressants. Il avait eu des visions de guerriers hjjk défilant autour de lui en psalmodiant dans les ténèbres ; de la masse écrasante de la Reine, de son monstrueux corps blafard suspendu au-dessus de sa tête et tombant lentement sur lui du haut du ciel, de tout son poids titanesque.

L’office du matin avait déjà commencé quand il arriva à la chapelle. La cérémonie était célébrée par Tikharein Tourb et Chhia Kreun se tenait à ses côtés devant l’autel. Husathirn Mueri se glissa sur le siège du dernier rang qu’il occupait le plus souvent Chevkija Aim, plongé dans ses dévotions, le salua négligemment de la tête. Les autres fidèles ne lui adressèrent pas un regard. Il n’y avait maintenant plus rien d’extraordinaire à voir un prince de la cité fréquenter les chapelles.

— C’est le jour de la révélation, déclara l’enfant-prêtre. Le jour où les sceaux seront brisés, où le livre sera ouvert, où les secrets seront révélés, où les profondeurs dévoileront leurs mystères. C’est le jour de la Reine. Et Elle est notre consolation et notre joie.

— Elle est notre consolation et notre joie, répondit machinalement l’assemblée des fidèles.

Husathirn Mueri joignit sa voix aux autres.

— Elle est la lumière et la voie ! s’écria Tikharein Tourb en émettant de petits claquements hjjk.

Tout le monde reprit ses paroles en chœur avec force claquements.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est le commencement et la fin.

— Elle est le commencement et la fin.

Chhia Kreun tendit une brassée de branchages que l’enfant-prêtre brandit au-dessus de sa tête.

— C’est le jour, mes fidèles amis, où la volonté de la Reine se fera connaître. C’est le jour où Son amour deviendra manifeste pour nous tous. C’est le jour où le dragon dévorera les étoiles ténébreuses et où la lumière renaîtra. Et Elle viendra parmi nous. Elle est notre consolation et notre joie.

— Elle est notre consolation et notre joie.

— Elle est la lumière et la voie…

Husathirn Mueri répondait avec le chœur des fidèles, reprenant consciencieusement les phrases du célébrant. Mais, ce jour-là, les paroles lui semblaient n’être que des formules vides. Peut-être n’avaient-elles jamais été autre chose. Quant à sa soi-disant conversion… Il n’avait jamais vraiment bien compris. Il avait dû se mentir en pensant qu’il éprouvait quelque chose de plus grand que lui, quelque chose dans quoi il pouvait se perdre. C’est ce qui avait dû se passer. En tout cas, son esprit et son Âme étaient loin de la chapelle. Il était incapable de penser autre chose qu’à Thu-kimnibol, auréolé de gloire, traversant fièrement les régions agricoles au nord de la cité et qui revenait victorieux de la guerre.

Victorieux ? Quelle sorte de victoire avait-il remportée ? Avait-il écrasé les hjjk ? Tué la Reine ? Cela semblait absolument impossible. Et pourtant des rumeurs l’avaient précédé : la guerre était finie, la paix avait été conclue. Grâce aux efforts héroïques de Thu-kimnibol et de Nialli Apuilana…

Mais ce qui ulcérait Husathirn Mueri, c’était de savoir que, par un étrange caprice du destin, l’inaccessible Nialli Apuilana avait uni sa destinée à celle du demi-frère de son propre père, à l’homme qu’il exécrait le plus au monde. Il étouffait de rage à la seule pensée de cette union. En imaginant le corps souple à la soyeuse fourrure écrasé par la pesante carcasse de ce rustre. Ses mains sur les cuisses fuselées, sur la douce poitrine. Leurs organes sensoriels se touchant pour établir la plus intime des…

Non ! Assez !

Il s’interdit de penser à eux. Il ne servait à rien de se torturer et de toucher le fond du désespoir. Il luttait pour retrouver son équilibre, mais, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se calmer. Son esprit était en ébullition. Il était déjà assez désolant qu’elle se fût donnée à l’émissaire des hjjk, mais passer de Kundalimon à Thu-kimnibol… Non ! C’était impensable. C’était monstrueux. Ce gros vimbor. Et, par-dessus le marché, c’était son oncle !

Husathirn Mueri ferma les yeux et s’efforça de penser à la Reine, la douce et bienveillante Reine, pour chasser de son esprit ces images de Nialli Apuilana et Thu-kimnibol. Mais il était absolument incapable de prêter attention à ce que disait l’enfant-prêtre. Des mots creux, des formules vides de sens, un délite cabalistique.

Peut-être n’ai-je jamais cru un seul mot de tout cela, se dit-il. L’amour de la Reine ? Que peut bien signifier une telle bêtise ?

Et si je n’avais été mû, en venant ici, que par une sorte de sentiment de culpabilité ? Peut-être pour expier ce que j’ai fait à Kundalimon.

Cette pensée lui donna un choc. Était-ce possible ? Il se mit à trembler.

À ce moment-là, Chevkija Aim se pencha vers lui.

— Tikharein Tourb vous demande de rester après l’office, murmura-t-il.

Husathirn Mueri cligna des yeux et releva brusquement la tête.

— Pour quoi faire ?

— Il ne m’a rien dit, répondit le capitaine de la garde avec un haussement d’épaules. Mais nous n’allons pas participer au couplage à la fin de l’office. Nous devons l’attendre.

— Elle est l’essence et la substance, dit Tikharein Tourb.

— Elle est l’essence et la substance, répondit l’assemblée.

Husathirn Mueri se força à beugler comme tout le monde.

Il se sentait un peu plus calme. En le prenant par surprise, Chevkija Aim avait réussi à le tirer de ses fiévreuses ruminations. Mais il commença à se trémousser sur son siège en attendant la fin des litanies. Il ne lui restait plus beaucoup de temps avant la cérémonie d’accueil. Le Praesidium au grand complet devait saluer les héros à leur retour de la guerre. Cette perspective lui répugnait, mais il n’osait pas s’en dispenser, de crainte de paraître trop aigri aux yeux de tous et de s’attirer des ennuis. Mais si Tikharein Tourb ne se dépêchait pas…