L’office s’acheva enfin, avec l’habituel couplage collectif. Quand l’intensité de la communion fut retombée, les fidèles sortirent un par un en silence.
Husathirn Mueri et Chevkija Aim se levèrent et s’avancèrent vers l’autel où Tikharein Tourb les attendait.
Le regard du garçon semblait encore plus fiévreux qu’à l’ordinaire et sa fourrure était agitée de frémissements.
— Ce sera exactement comme je l’ai dit pendant l’office, dit-il à Husathirn Mueri. C’est le jour où les sceaux seront brisés. C’est le jour de la Reine. Et vous serez tous deux Ses instruments.
— Je ne comprends pas, dit Husathirn Mueri, le front plissé par la perplexité.
— Le prince Thu-kimnibol a déshonoré la Reine. Il était déjà condamné pour l’assassinat de Kundalimon, mais il a également profané le lieu sacré qu’est le Nid des Nids et tenté d’imposer sa volonté à la Reine. Pour ces sacrilèges et ses nombreux autres crimes, la Reine a prononcé contre lui une sentence de mort que vous exécuterez aujourd’hui même, Husathirn Mueri.
Il en eut le souffle coupé, comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac.
— Vous le frapperez au cœur quand il s’avancera pour être acclamé par la foule. Et vous, Chevkija Aim, vous frapperez Taniane au même moment.
Il était impossible de croire que ce petit démon n’était pas âgé de plus de douze ans.
— Sur la tribune d’honneur ? demanda Husathirn Mueri, encore hébété.
— Oui, au vu et au su de tous. Ce sera le signal. Le peuple se soulèvera et massacrera tous les autres dirigeants avant qu’ils aient le temps de se rendre compte de ce qui leur arrive. Il faut en finir avec toute cette caste, ces oppresseurs, tous les ennemis de la Reine… Staip, Chomrik Hamadel, Puit Kjai, Nialli Apuilana, tous ! En finir d’un seul coup. Vous serez le seul membre du Praesidium à survivre, Husathirn Mueri.
Tikharein Tourb eut un sourire féroce.
— Dans le nouvel ordre social, vous deviendrez le roi du Nid pour cette cité. Chevkija Aim sera le gardien du Nid.
— Le roi du Nid ? répéta Husathirn Mueri d’une voix sans timbre. Je vais devenir le roi du Nid ?
— C’est le nom que nous donnerons au nouveau chef temporel. Le gardien du Nid sera son chef d’état-major. Et moi, poursuivit Tikharein Tourb, je serai votre penseur du Nid, la voix de la Reine dans la cité nommée Dawinno.
Et il éclata de rire.
— Dans le nouvel ordre social, ajouta-t-il. Que vous allez tous deux contribuer à établir aujourd’hui même.
— Allez-y, dit Husathirn Mueri quand ils quittèrent la chapelle. Il faut d’abord que j’aille passer ma tenue de cérémonie.
— Je vous retrouverai sur la tribune d’honneur, dit le capitaine de la garde en inclinant la tête.
— Oui.
Husathirn Mueri tendit le bras et saisit Chevkija Aim par le poignet.
— Juste une chose, dit-il. Contrairement à ce qu’a dit Tikharein Tourb, je veux que vous compreniez bien ceci : Nialli Apuilana doit être épargnée.
— Mais Tikharein Tourb a expressément demandé…
— Je me contrefiche de ce qu’il a expressément demandé. Ils peuvent bien tous se faire massacrer, cela m’est parfaitement égal. C’est même avec joie que je brandirais moi-même le poignard. Mais elle doit vivre. C’est bien compris, Chevkija Aim ? Si elle nous met en difficulté par la suite, il sera toujours possible de se débarrasser d’elle. Mais pas question de toucher un seul de ses cheveux quand la tuerie commencera. Que vos gardes la protègent. Sinon, par les Cinq, celui qui lui fera du mal le paiera au centuple ! C’est bien compris, Chevkija Aim ?
Thu-kimnibol avait l’impression que la population de la cité était venue dans sa totalité saluer le retour des guerriers. Ils avaient dressé une immense tribune de bois juste devant la porte Emmakis, une tribune assez vaste pour recevoir tous les membres du Praesidium et bien d’autres habitants de la cité. Et tout autour de la tribune étaient massées des centaines, des milliers de personnes, une foule gigantesque composée de tous les habitants de Dawinno qui n’étaient pas partis à la guerre.
Sa main se referma sur le bras de Nialli Apuilana.
— Taniane est là-haut, tu la vois ? Il y a aussi Staip, Chomrik Hamadel, et je suppose que c’est Puit Kjai qui se trouve sous cet énorme casque…
— Je vois aussi Simthala Honginda et Catiriil, sur la droite, à côté de Staip. Et là-bas, ce doit être Husathirn Mueri… Je ne vois pas bien, à cause de ce garde qui bouche la vue, mais cette fourrure noire, ces bandes blanches… Ce doit être lui.
— C’est bien lui. Il doit faire une drôle de tête.
— Où est Boldirinthe ? On dirait qu’elle n’est pas là ?
— Nous la verrions, si elle était là. Mais quel travail de la hisser en haut de cette plate-forme !
— Si elle est encore vivante.
— Tu crois que…
— Elle était vieille. Elle était malade.
— Je prie pour qu’il n’en soit rien, dit Thu-kimnibol.
Mais il pressentait au fond de son cœur que Nialli Apuilana avait raison. C’était l’époque où les grands chefs du passé disparaissaient l’un après l’autre.
Une silhouette casquée chevauchant un fringant xlendi s’avançait à leur rencontre en portant la bannière de la cité. Thu-kimnibol finit par reconnaître le jeune guerrier Pelithhrouk, le protégé de Simthala Honginda qui avait fait partie de son escorte pendant ce séjour à Yissou qui semblait remonter à un million d’années. Il se remémora le jour où Dumanka avait tué et fait rôtir les caviandis et où Pelithhrouk avait abordé avec tant d’idéalisme le thème de l’identité de toutes les créatures intelligentes. Voir que Pelithhrouk, l’un des plus farouches partisans de la paix, avait été choisi pour leur souhaiter officiellement la bienvenue était de bon augure pour la réconciliation générale qu’il allait maintenant falloir entreprendre.
Pelithhrouk descendit de son xlendi et leva les yeux vers eux.
— Le chef vous adresse ses compliments. Elle m’a chargé de vous escorter jusqu’à la place d’honneur.
Thu-kimnibol fit un signe de la tête à Nialli Apuilana et ils descendirent tous les deux de leur voiture. Un sourire rayonnant sur le visage, Pelithhrouk ouvrit les bras et leur donna cérémonieusement l’accolade, d’abord à Thu-kimnibol, ensuite à Nialli Apuilana.
— C’est un très beau jour, murmura Thu-kimnibol tandis qu’ils se dirigeaient vers la tribune à la suite de Pelithhrouk.
Les gardes contenaient la foule des deux côtés de la plate-forme. Des bannières claquaient au vent. Un beau soleil brillait au zénith. En gravissant la première marche menant à la tribune, Nialli Apuilana prit la main de Thu-kimnibol et leurs doigts s’enlacèrent.
Un cordon de gardes attendait en haut des marches. Derrière eux se tenaient Taniane et tous les notables de la cité en tenue d’apparat. Le temps avait laissé ses marques sur eux. Taniane n’était plus que le reflet affaibli de celle qu’elle avait été, Staip paraissait incroyablement flétri et ratatiné par l’âge et tous les autres, Puit Kjai, Chomrik Hamadel, Lespar Thone, avaient étonnamment vieilli. Thu-kimnibol se demanda comment eux le trouvaient, après les longs mois de marche dans les déserts inhospitaliers, les rudes batailles et les blessures qu’il avait reçues.