Выбрать главу

Elle se sentit attirée, aspirée par ses yeux stupéfiants, des yeux qui avaient contemplé tant de merveilles et de prodiges dépassant l’entendement. Hresh avait contemplé la Grande Planète du temps de sa splendeur à l’aide d’un appareil qui la faisait revivre dans des visions montrant le peuple puissant des yeux de saphir, les seigneurs des mers, les mécaniques et les autres races qui s’étaient éteintes depuis… y compris les humains, ceux à qui le Peuple donnait le nom de Faiseurs de Rêves à l’époque du cocon, ces humains énigmatiques et mystérieux qui étaient les maîtres de la Terre bien avant que les autres races fassent leur apparition, à une époque si reculée que l’esprit était étourdi rien qu’en y songeant.

Hresh était un être d’apparence anodine, parfaitement banale, jusqu’à ce que l’on croise son regard. Il devenait alors effrayant. Il avait tant vu, tant accompli. Tout ce que le Peuple était devenu depuis la fin du Long Hiver, c’est à Hresh qu’il le devait.

— Je ne m’attendais pas à te trouver ici, Nialli, dit-il en souriant.

— C’est Husathirn Mueri qui m’a envoyé chercher. Il croyait que je me souvenais encore de la langue hjjk, mais cela fait longtemps que j’ai tout oublié. Il ne m’en reste que quelques mots.

— Il est tout à fait normal que tu aies tout oublié, dit Hresh en hochant la tête. Cela fait deux ans, non ?

— Trois, père. Presque quatre.

— Presque quatre. Mais oui, bien sûr !

Il eut un petit rire indulgent pour sa distraction.

— Et qui pourrait te reprocher d’avoir chassé cela de ton esprit ? Ce fut un tel cauchemar.

Elle détourna les yeux. Pas plus lui que quiconque n’avait jamais compris ce qu’avait réellement été son séjour chez les hjjk. Et il était probable que personne ne pourrait jamais comprendre. Sauf l’étranger silencieux, mais elle était incapable de communiquer utilement avec lui.

Husathirn Mueri descendit du trône et conduisit l’étranger auprès de Hresh.

— On l’a découvert dans la vallée d’Emmakis qu’il traversait sur un vermilion. Il s’exprime comme un hjjk et parle quelques mots de notre langue. D’après Nialli Apuilana, ce sont des talismans hjjk qu’il porte sur la poitrine et au poignet.

— Il a l’air à moitié mort de faim, dit Hresh. On dirait un squelette ambulant.

— Te souviens-tu de l’allure que j’avais à mon retour de chez les hjjk ? demanda Nialli Apuilana. Le peuple des insectes est très frugal. L’austérité est une de leurs caractéristiques premières, aussi bien pour la nourriture que pour le reste. C’est leur manière de vivre. Quand j’étais avec eux, j’étais affamée du matin au soir.

— Cela se voyait quand tu es revenue, dit Hresh. Je m’en souviens. Eh bien, j’espère que nous allons trouver un moyen de communiquer avec ce garçon et ensuite il faudra lui donner à manger. D’accord, Husathirn Mueri ? Il faut bien qu’il se remplume un peu. Mais voyons d’abord ce que nous pouvons faire.

— Vas-tu utiliser la Pierre des Miracles ? demanda le juge.

— Oui, je vais me servir du Barak Dayir.

Il prit une bourse de velours défraîchi et tira sur le cordon. Un fragment effilé de pierre polie ressemblant à un petit fer de lance roula dans le creux de sa main. La pierre brune était mouchetée de rouge et un réseau de minuscules lignes entrelacées formait un motif sur ses deux côtés.

— Que personne ne s’approche de moi, ordonna Hresh.

Nialli Apuilana se mit à trembler. Elle n’avait vu la Pierre des Miracles que cinq ou six fois dans sa vie, et pas depuis plusieurs années. C’était le bien le plus précieux du Peuple, mais personne, pas même Hresh, ne savait exactement de quoi il s’agissait. On disait que c’était un fragment d’étoile, mais que cela signifiait-il au juste ? On disait aussi que le Barak Dayir était plus ancien que la Grande Planète elle-même, que c’était un objet humain, un vestige de cette lointaine et mystérieuse civilisation qui s’était développée avant que les yeux de saphir établissent leur domination sur la Terre. Peut-être était-ce vrai, la seule certitude étant que Hresh avait appris accomplir des prodiges grâce à lui.

Il enroula son organe sensoriel autour de la pierre et la serra fermement. L’expression de son visage se fit étrangement distante. Il faisait appel à sa seconde vue, donnant libre cours à l’extraordinaire pouvoir de son esprit et le canalisant grâce au mystérieux objet qui portait le nom de Barak Dayir.

L’étranger demeurait immobile et impassible, les yeux fixés sur Hresh. C’étaient des yeux bizarres, d’un vert très pâle évoquant la couleur de l’eau des hauts fonds de la baie de Dawinno, mais en beaucoup plus froid. Le jeune homme semblait lui aussi extrêmement concentré et un étrange demi-sourire jouait de nouveau sur ses lèvres.

Hresh avait les yeux fermés et il donnait l’impression de ne pas respirer. Il était perdu, totalement envoûté par le pouvoir du Barak Dayir et il sembla s’écouler une éternité avant que son esprit revienne dans la salle plongée dans un profond silence.

— Il s’appelle Kundalimon, dit Hresh.

— Kundalimon, répéta Husathirn Mueri, comme si ce nom avait une signification profonde.

— C’est du moins ce qu’il pense, poursuivit Hresh. Il n’en est pas tout à fait certain. Il n’est même pas tout à fait sûr de savoir ce qu’est un nom. Il n’en a pas chez les hjjk, mais les traces du nom Kundalimon subsistent encore dans son cerveau, comme les traces des fondations d’une cité en ruine. Il sait qu’il est né ici, il y a dix-sept ans.

— Allez à la Maison du Savoir, dit doucement Husathirn Mueri en se tournant vers l’huissier, et voyez s’il est fait mention d’un enfant disparu du nom de Kundalimon.

— Non, dit Hresh en secouant la tête, ce n’est pas la peine. Je m’en occuperai moi-même, plus tard. Nous allons vous apprendre votre nom, poursuivit-il en se tournant vers l’étranger. Tout le monde a un nom ici, un nom qui lui appartient en propre. Kundalimon, prononça-t-il d’une voix forte et claire en tendant le doigt vers le jeune homme.

— Kundalimon, répéta l’étranger en hochant la tête et en frappant sa poitrine, avec ce qui pouvait passer pour un véritable sourire.

— Hresh, articula soigneusement le chroniqueur en portant la main à sa propre poitrine.

— Hresh, répéta l’étranger. Hresh. Et il se tourna vers Nialli Apuilana.

— Il veut connaître ton nom aussi, dit Hresh. Vas-y, dis-le-lui.

La jeune fille inclina la tête en signe d’acquiescement, mais elle se rendit compte avec horreur que la voix lui manquait. Sa gorge contractée ne laissa passer qu’une sorte de toussotement et un son rauque qui s’apparentait à un mot de la langue des insectes. Affreusement gênée, elle porta vivement la main à sa bouche.

— Dis-lui ton nom, répéta Hresh.

Incapable d’articuler, Nialli Apuilana se tapota la gorge en secouant la tête.

Hresh parut comprendre. Il fit un signe de la tête à Kundalimon et désigna sa fille du doigt.

— Nialli Apuilana, dit-il en détachant les syllabes.

— Nialli… Apuilana, répéta lentement Kundalimon sans la quitter du regard.

La mélodie des voyelles et la douceur des consonnes semblaient lui poser des problèmes.

— Nialli… Apuilana.

Elle détourna son visage, comme si le regard du jeune homme la brûlait.

Hresh reprit le Barak Dayir et referma les yeux, entrant derechef en transe. Kundalimon conservait quant à lui une immobilité de statue et la salle retomba dans un silence absolu.