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Mais la gaieté l’emportait en lui. La campagne était terminée et il revenait victorieux. Plus que cela même. Il lui était souvent arrivé de se sentir écrasé par le poids énorme du passé de la planète et par son immensité. Mais maintenant, il se sentait grisé par l’immensité de l’avenir, ses possibilités infinies, la certitude que la vie de la planète n’aurait pas de fin, grisé par toutes les difficultés, tous les triomphes, toutes les merveilles dont personne n’avait jamais rêvé, que nul n’avait jamais imaginés, y compris dans les plus glorieuses périodes du passé. Le monde était peut-être vieux, mais il ne cessait de se renouvela et il demeurait perpétuellement jeune. Le meilleur était encore à venir.

Arrivé en haut des marches, il s’arrêta et il fit face à l’assemblée des notables.

Pendant un instant, tout le monde demeura rigoureusement immobile, solennellement figé comme pour un tableau vivant. Sans lâcher la main de Nialli Apuilana, Thu-kimnibol inclina profondément la tête devant eux. Attendaient-ils qu’il parle le premier ? Ce devait être au chef de prendre la parole. Il décida de garder le silence. Taniane tenait le masque de Koshmar, le masque de bois bruni, sombre et luisant, et elle semblait s’apprêter à en couvrir son visage. Personne ne bougeait.

Mais il se fit un brusque mouvement, une agitation surprenante au milieu de toute cette immobilité. Husathirn Mueri, caché derrière Taniane, bondit brusquement en avant et se précipita vers Thu-kimnibol. Dans sa main gauche levée brillait la lame d’un couteau.

Au même instant, sautant d’un bond les trois marches qui séparaient la tribune des notables de la plate-forme où il se trouvait, Chevkija Aim se rua sur Husathirn Mueri en brandissant lui aussi un couteau.

— Prenez garde, madame ! hurla le capitaine de la garde. C’est un traître !

Un instant plus tard, Husathirn Mueri et Chevkija Aim se jetaient l’un sur l’autre au centre de la tribune dans un corps-à-corps farouche. Thu-kimnibol, trop stupéfait pour esquisser un geste, vit les lames étinceler au soleil. Il entendit un grognement de douleur. Le sang jaillit de la poitrine du capitaine de la garde et ruissela sur son épaisse fourrure dorée. Chevkija Aim avança en titubant et en agitant convulsivement les bras, puis il s’écroula comme une masse. Son couteau ricocha sur le bois de la tribune et s’arrêta presque aux pieds de Taniane. Husathirn Mueri, l’air égaré, le visage déformé par un rictus, pivota sur lui-même pour s’élancer derechef sur Thu-kimnibol. Mais Nialli Apuilana s’avança prestement entre eux juste au moment où Husathirn Mueri levait son couteau.

Frappé d’horreur, béant de surprise, il parvint à arrêter son geste. Son regard devint vitreux, comme s’il avait été frappé par les dieux. S’écartant d’elle avec un gémissement de désespoir, il baissa le bras et lâcha le couteau que ses doigts inertes ne pouvaient plus tenir. Dans la confusion générale, Thu-kimnibol avait réussi à contourner Nialli Apuilana et il se dirigea vers lui. Mais Husathirn Mueri s’était déjà retourné et il avançait d’une démarche titubante vers le fond de la tribune, droit sur Taniane qui avait ramassé le couteau de Chevkija Aim et le regardait avec stupéfaction.

— Madame, marmonna-t-il d’une voix pâteuse. Madame… Madame… Pardonnez-moi, madame…

Thu-kimnibol s’élança vers lui, mais Taniane lui fit signe de s’écarter. Elle considérait Husathirn Mueri comme si c’était un spectre.

— Je suis responsable de la mort de Kundalimon, articula-t-il d’une voix sourde et angoissée. Également de celle de Curabayn Bangkea et de tous les malheurs qui ont suivi.

Avec un sanglot de désespoir, il se jeta sur elle comme pour la prendre dans ses bras. Taniane lança sans hésiter le bras en avant, vers la cage thoracique de Husathirn Mueri. Il se raidit et ouvrit la bouche. Tenant sa poitrine à deux mains, il recula de deux pas en vacillant. Pendant un instant, il demeura absolument immobile, puis il se dressa sur la pointe des pieds. Un filet de sang coulait de sa bouche. Il fit encore un pas dans la direction de Nialli Apuilana. Puis il tomba de tout son long, à côté de Chevkija Aim. Un dernier frémissement parcourut son corps et il demeura inerte.

— Gardes ! rugit Thu-kimnibol. Gardes !

Saisissant Nialli Apuilana d’une main et Taniane de l’autre, il les entraîna avec lui en se retournant pour voir ce qui se passait au pied de la tribune. Il y avait de l’agitation dans la foule et les gardes se disposaient à rétablir le calme. À l’arrière-plan, les guerriers de l’armée de Thu-kimnibol, ayant suivi la bataille de la tribune, avaient quitté leurs voitures et accouraient en masse. Au centre du foyer d’agitation, Thu-kimnibol distingua la silhouette d’un garçon d’une dizaine ou d’une douzaine d’années qui tenait les bras levés au milieu de la foule et proférait des imprécations d’une voix vibrante de fureur et coupante comme un poignard.

— Regarde ! s’écria Nialli Apuilana. Il porte le gardien du Nid de Kundalimon ! Et son bracelet du Nid aussi !

Elle avait les yeux aussi ardents que ceux du garçon.

— Par tous les dieux, je vais m’occuper de lui. Laisse-le-moi !

Le Barak Dayir apparut comme par enchantement dans sa main. Elle l’entoura prestement de son organe sensoriel. Thu-kimnibol regarda avec stupéfaction l’étrange transformation que la Pierre des Miracles provoquait dans son apparence. Elle sembla grandir à vue d’œil, devenir gigantesque et menaçante.

— Je vois la Reine en toi ! s’écria Nialli Apuilana d’une voix terrifiante en braquant sur le garçon un regard étincelant de fureur. Mais je La repousse. Je La chasse ! Dehors ! Tout de suite. Dehors !

Tout demeura silencieux l’espace d’un instant. Le temps lui-même sembla s’arrêter, se figer, suspendre son vol.

Puis le garçon vacilla comme s’il venait d’être frappé d’un coup mortel. Il se tortilla en émettant un son âpre et rugueux, un son qui s’apparentait au langage des hjjk. Son visage devint gris, puis noir. Il s’affaissa et son corps disparut au milieu de la foule.

Nialli Apuilana rangea calmement le Barak Dayir dans sa bourse de velours.

— Tout va bien maintenant, dit-elle en reprenant la main de Thu-kimnibol.

Quelques heures plus tard, une fois le calme rétabli, ils se retrouvèrent dans la grande salle du Praesidium.

— Ce sera donc la paix, d’une certaine manière, dit Taniane. De la folie de la guerre est venue une sorte de victoire. Ou au moins une trêve. Mais qu’avons-nous accompli ? À n’importe quel moment, dès qu’il en prendra la fantaisie à la Reine, tout peut recommencer.

— Je ne pense pas, ma sœur, dit Thu-kimnibol en secouant la tête. La Reine nous connaît mieux maintenant et Elle sait ce dont nous sommes capables. Dorénavant, la planète sera divisée et les hjjk nous laisseront tranquilles, je te le promets. Ils resteront dans leur territoire actuel et nous dans le nôtre. Il ne sera plus question que des penseurs du Nid viennent s’installer dans nos cités.

— Et que se passera-t-il pour les territoires qui n’appartiennent ni aux uns ni aux autres ? C’est cela qui ennuyait tant Hresh, de savoir que les hjjk voulaient nous interdire l’accès au reste de la planète.

— Le reste de la planète restera ouvert à tous, mère, dit Nialli Apuilana. Nous pourrons l’explorer si nous le désirons, quand nous serons prêts. Et qui sait ce que nous pourrions y découvrir ? Il existe peut-être de grandes cités du Peuple sur les autres continents. Ou bien les humains eux-mêmes sont peut-être revenus de l’endroit où ils sont partis quand la Grande Planète a été détruite et peut-être y vivent-ils. Qui peut le savoir ? Mais nous le découvrirons. Nous irons partout où nous voudrons et nous découvrirons tout ce qu’il y a à découvrir. C’est exactement ce que mon père espérait. La Reine a compris qu’il n’était plus question de nous parquer dans notre petite frange littorale. Si quelqu’un doit être parqué quelque part, ce sont les hjjk, dans les plaines sinistres et désolées où ils ont toujours vécu.