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— C’est donc une victoire, dit Taniane d’une voix qui ne débordait pas de joie. D’une certaine manière.

— C’est une victoire, ma sœur, dit gravement Thu-kimnibol. Ne t’y trompe pas. Nous sommes en paix : qu’est-ce d’autre qu’une victoire ?

— Oui, peut-être, dit Taniane après un silence. Et Hresh ? Thu-kimnibol m’a dit que tu étais auprès de lui quand il a rendu l’âme. Comment se sont passés ses derniers moments ?

— Il était en paix, dit simplement Nialli Apuilana.

— Je te demanderai plus tard de m’en dire un peu plus long. Pour l’instant, nous avons d’autres sujets à aborder.

Elle se tourna pour prendre le masque sombre et luisant de Koshmar qu’elle avait posé sur la table à son entrée dans le Praesidium. Elle le leva devant elle. La sculpture en était vigoureuse : un visage puissant, indomptable, aux lèvres charnues, à la mâchoire volontaire et aux pommettes très saillantes.

— C’était Koshmar, la plus grande femme de notre tribu, dit-elle en s’adressant à Nialli Apuilana. Sans sa clairvoyance et sa force, aucun de nous ne serait ici aujourd’hui. Sans elle, nous ne serions rien. Prends son masque, Nialli.

— Que dois-je en faire, mère ?

— Mets-le sur ton visage.

— Comment ?

— C’est le masque du chef.

— Je ne comprends pas.

— C’est aujourd’hui le dernier jour de mes quarante années de pouvoir. On me fait savoir depuis déjà un certain temps que le moment est venu pour moi de passer la main et c’est la vérité. Je me démets aujourd’hui de mes fonctions. Prends ce masque, Nialli.

La stupéfaction et l’incertitude se lisaient dans le regard de Nialli Apuilana.

— Ce n’est pas possible, mère. Mon père m’a déjà nommée chroniqueur. Et je serai le chroniqueur, pas le chef.

C’était maintenant au tour de Taniane d’être stupéfaite.

— Chroniqueur ?

— C’est ce qu’il m’a dit, sur son lit de mort. Il y tenait tout particulièrement. Il m’a remis la Pierre des Miracles et je sais comment l’utiliser.

Taniane garda le silence pendant un long moment, comme si elle s’était retirée dans un univers lointain.

— Si tu dois être le chroniqueur et non le chef, dit-elle enfin d’une voix très calme, c’en est fini de notre ancienne coutume. J’avais le sentiment que tu étais prête, que le moment était venu pour toi de me succéder. Mais tu ne veux pas et il n’y a personne d’autre à qui je puisse remettre ce masque. Très bien. Le Peuple n’aura plus de chef.

Et elle tourna la tête.

— N’est-il pas possible, Nialli, que tu deviennes à la fois chroniqueur et chef ? demanda Thu-kimnibol.

— À la fois ?

— Pourquoi les deux titres ne pourraient-ils être unifiés ? Tu aurais à la fois le masque et le Barak Dayir. Le masque qui fait de toi le chef, la Pierre des Miracles qui fait de toi le chroniqueur. Tu détiendrais les deux et tu occuperais les deux fonctions.

— Mais, les chroniques… Le travail dans la Maison du Savoir… C’est trop, Thu-kimnibol.

— Chupitain Stuld peut s’occuper de la Maison du Savoir. Elle fera le travail et elle sera responsable devant toi.

— Non, dit Nialli Apuilana. Je vois les choses d’une manière différente. Je vais garder la Pierre des Miracles pour obéir à la dernière volonté de mon père, mais ce n’est pas moi qui devrais présider l’assemblée de la cité. Donne-lui le masque, mère. Il a gagné le droit de le porter.

Thu-kimnibol éclata de rire.

— Moi, porter le masque de Koshmar. Me montrer avec lui devant le Praesidium et me faire appeler chef ? C’est un beau visage énergique, Nialli, mais c’est un visage de femme !

— Alors, dispense-toi du masque, dit soudain Taniane. Et dispense-toi aussi du titre. Tout est nouveau aujourd’hui. Si tu ne veux pas être le chef, Thu-kimnibol, sois le roi !

— Le roi ?

— Ton père était roi à Yissou. À toi d’être roi maintenant.

Il regarda Taniane d’un air ahuri.

— Tu parles sérieusement ? demanda-t-il.

— La victoire de nos armées t’appartient. Le titre t’appartient. Tu es du même sang que Hresh. Et Nialli Apuilana t’a choisi pour régner. Peux-tu refuser ?

— Jamais un roi n’a régné sur la tribu Koshmar.

— Ce n’est plus la tribu Koshmar, répliqua Taniane. C’est la Cité de Dawinno et elle n’aura plus de chef à compter d’aujourd’hui. Veux-tu devenir roi ici ou préfères-tu nous laisser sans chef, Thu-kimnibol ?

Il commença à aller et venir devant la table d’honneur. Puis il s’arrêta brusquement pivota sur ses talons et pointa son index sur Nialli Apuilana.

— Si je dois être roi, alors, tu seras reine !

— Reine ? dit-elle en lui lançant un regard angoissé. Comment cela ? Me prends-tu pour un hjjk, Thu-kimnibol ? Eux seuls ont des reines.

— Bien sûr qu’ils ont des reines, dit-il en riant, mais en quoi cela nous importe-t-il ? Dans cette cité, tu es la compagne du roi et qu’est la compagne du roi, sinon une reine ? Les hjjk auront donc leur reine et nous aurons la nôtre. Et quand nous aurons exploré les continents inconnus, tu seras reine là-bas aussi. Qu’en dis-tu ? Reine de tout ce qui pousse et prospère à la surface de cette planète renaissante. La reine du Printemps Nouveau. Que dis-tu de cela, Nialli ? demanda-t-il en lui prenant la main. La reine du Printemps Nouveau !

Sa voix vibrante d’enthousiasme se répercuta dans la vaste salle vide.

— Et quand l’autre reine, beaucoup moins belle que toi, nous enverra un autre ambassadeur pour nous faire de nouvelles et embarrassantes propositions, ce qui se produira certainement de notre vivant, tu pourras lui répondre d’égale à égale, de reine à reine ! Qu’en dis-tu, Nialli ? La reine Nialli, hein ? Et le roi Thu-kimnibol ?

Nialli regarde calmement le livre des chroniques ouvert devant elle. Ses doigts s’approchent de la page blanche. Chroniqueur ? Elle ? Et reine aussi ? Comme tout cela lui semble étrange ! Mais, pour le moment, elle n’est que chroniqueur. Elle est assise dans le bureau de Hresh, au dernier étage de la Maison du Savoir et tout autour d’elle se trouvent les possessions de Hresh, les trésors qu’il avait rassemblés. Le passé imprègne toute la pièce.

Il faut qu’elle le rédige, le récit de tous ces merveilleux, de tous ces extraordinaires événements. Que va-t-elle raconter ? Elle a déjà beaucoup de mal à tout comprendre. Était-ce donc là qu’elle devait en arriver, depuis le début de son long et pénible voyage ? Que va-t-elle raconter ? Que va-t-elle raconter ?

Elle effleure l’amulette qu’elle porte en sautoir. Une douce chaleur se propage dans sa main. Elle a l’impression qu’une frêle silhouette fantomatique vient de traverser rapidement la pièce au même instant, la silhouette d’un homme au corps mince et souple, aux grands yeux sombres pétillants d’intelligence, et, qu’au moment où il passait, il s’est tourné vers elle en souriant avec un petit signe de la tête et en formant le mot reine avec ses lèvres. Oui, la reine du Printemps. À qui il incombera de poursuivre la tâche de son père : s’efforcer de découvrir qui nous sommes vraiment, ce que nous devons faire pour accomplir les desseins des dieux, comment nous sommes censés nous comporter sur la planète que nous avons commencé à parcourir dès la fin du Long Hiver. Elle sourit. Elle pose enfin les doigts sur le vélin et les lettres commencent à se former. Elle est enfin en train de rapporter dans les chroniques, sur la page encore vierge du dessus du volume, que tel jour de telle année après la Sortie, de grands changements sont survenus, car, ce jour-là, le révéré chef Taniane se démit de ses fonctions, que, avec elle, s’éteignait la longue lignée des chefs de l’ancien temps et que, le même jour, furent choisis le premier des rois et la première des reines qui allaient devoir réparer tous les dommages provoqués par la grande et terrible guerre contre les hjjk, au cours de laquelle le Peuple avait combattu avec bravoure et remporté une grande victoire.