La référence à l’auto-organisation et aux effets dits émergents qui en résultent inquiète encore beaucoup d’esprits rationnels qui y voient des relents de métaphysique, voire une résurgence du surnaturel, ou de sa version philosophiquement convenable mais tout aussi douteuse qu’est l’intentionnalité, dans les sciences naturelles. Bien à tort, comme je vais tenter de l’illustrer, sinon de le démontrer à travers un exemple simple et bien documenté.
Lorsque les fourmis quittent la fourmilière le matin, en quête de nourriture, elles se dispersent au hasard dans toutes les directions. S’il existe à une distance raisonnable une source abondante de nourriture, chacune y parvient selon son propre chemin et retourne à la fourmilière munie de son butin en suivant pour ne pas se perdre le chemin qu’elle a marqué de ses odeurs[2]. En fait, ces balises parfumées sont chargées des mêmes phéromones pour toutes les fourmis de la même espèce, et cela est important. On pourrait s’attendre que ces fourmis reviennent chacune à la fourmilière par leur chemin de l’aller et que leurs trajectoires sur le terrain, entre leurs deux objectifs définis, demeurent distribuées au hasard.
Or ce n’est pas ce que l’on constate. Au bout d’un certain temps, après un certain nombre d’allers et retours, la plupart des fourmis, puis pratiquement toutes les fourmis, adoptent le chemin le plus commode, généralement le plus court, entre le stock de nourriture et la fourmilière. Elles optimisent ainsi collectivement leur effort. Comment font-elles ?
La première énigme tient au fait que les fourmis n’ont pas de cartes et encore moins de cartographes et qu’elles ne voient les choses qu’au ras du terrain. L’observateur humain qui les observe de haut et qui peut embrasser du même coup d’œil les deux extrémités du voyage peut s’illusionner sur la facilité de la découverte du chemin optimal. Pas les fourmis. D’autre part, à supposer qu’une fourmi « pense » avoir trouvé le chemin le moins fatigant, elle n’a aucun moyen de le faire savoir à ses collègues et encore moins de les en convaincre. Alors, faut-il supposer un ordinateur central qui compare la durée des trajets et intime à toutes les fourmis l’ordre de suivre le chemin emprunté par la fourmi la plus efficace ? Ce n’est nullement nécessaire.
Chaque fourmi, on l’a dit, dépose tout au long de son chemin une substance odorante qui lui sert à le retrouver. N’importe quelle autre fourmi peut se servir de ces repères. Au reste chaque fourmi individuelle ne revient pas nécessairement par le chemin qu’elle a emprunté à l’aller mais par n’importe quel chemin signalisé à l’odeur. Un chemin est d’autant mieux balisé, et donc plus attractif, qu’il est plus fréquenté. Un chemin court aura plus de chances d’être fréquenté qu’un chemin long, parce que dans un temps donné plus d’allers et de retours pourront y avoir été effectués. Il sera donc plus puissamment balisé à l’odeur et donc plus attractif.
En d’autres termes, si l’on considère deux chemins, l’un court et l’autre long, et qui sont tous les deux fréquentés chacun au départ par le même nombre de fourmis, la même quantité de phéromones sera répartie sur une moindre longueur sur le chemin court et l’attraction sera plus forte. La densité de phéromones sera évidemment moindre sur le chemin long et l’attraction moins grande. À l’embranchement des deux chemins, les fourmis, qui n’ont pas besoin de voir plus loin que le bout de leur nez, seront plus attirées par le chemin court, plus puissamment odorant dès ses premiers centimètres, que par le chemin long. Au bout d’un certain temps, pas très long, le chemin le plus court deviendra de la sorte irrésistiblement attirant pour toutes les fourmis. Et chaque passage renforcera encore cette attraction.
La définition du chemin le plus économique est un phénomène émergent résultant d’un processus d’auto-organisation qui n’implique aucune carte, aucune intelligence supérieure et aucune télépathie, mais seulement la production de phéromones et que les fourmis soient attirées par elles en proportion de leur concentration. D’une certaine manière, les fourmis ne manifestent pas plus d’intelligence qu’une goutte d’eau lorsqu’elles choisissent la ligne de plus grande pente. Mais, la définition de la meilleure trajectoire est ici progressivement affinée par une collectivité et se trouve hors de portée de tout individu isolé.
On peut supposer – mais je n’en risquerai pas ici la démonstration – que l’ingéniosité apparente déployée dans la construction de termitières géantes est le produit de tels phénomènes d’auto-organisation, au même titre que la croissance de tout être vivant dont le « plan » n’est pas inscrit en totalité dans les gènes. Il suffit qu’un certain nombre de règles, relativement simples, soient inscrites dans chaque élément constitutif pour que la combinaison de ces éléments produise dans un environnement donné un résultat apparemment inédit et rigoureusement imprévisible à partir des prémisses. On comprend que ces phénomènes retiennent l’attention de certains chercheurs de l’intelligence artificielle.
Cela dit, le bon déroulement du « plan » suppose une grande sensibilité à ces règles, ou programmes, d’origine. En d’autres termes, si simples qu’elles paraissent, il suffirait qu’elles soient assez peu différentes pour que rien ne marche. Tout se passe comme si, au travers de l’évolution, ces règles avaient été affinées pour obtenir des effets de plus en plus complexes et surtout de plus en plus efficients. Les très nombreuses espèces d’insectes sociaux sont très stables dans le temps parce qu’elles ont « trouvé » en ce qui les concerne les « bonnes » règles, ou plutôt, en termes moins anthropomorphiques et intentionnels, parce qu’elles ont à peu près atteint leur programme optimal et qu’elles ne peuvent plus s’en écarter. Mais ces règles demeurent néanmoins assez souples, ou plutôt assez riches, pour permettre à ces espèces de survivre dans des environnements assez variés, sans quoi elles auraient disparu.
Du point de vue de la termitière, les êtres humains dépendent de beaucoup trop de règles, au demeurant souvent contradictoires, pour être réellement efficaces. Ils passent une grande partie de leur temps à explorer les chemins les plus bizarres et les plus longs, et ils semblent même avoir une certaine prédilection pour eux. Mais s’ils sont plutôt inefficaces dans chaque environnement donné, ils sont assez efficaces lorsqu’il s’agit de survivre dans une très large gamme d’environnements. C’est leur façon collective de s’adapter. Ils parviennent même à pénétrer dans des environnements qui leur semblaient au départ radicalement hostiles, voire interdits, comme le fond des mers et l’espace interplanétaire. Les produits émergents de la socialité humaine sont par exemple l’art et les mathématiques. Sans oublier le jeu d’échecs.
C’est toute la philosophie du Peuple de Hresh, fondée sur une incoercible curiosité. On peut donc douter que la ruche soit l’avenir de l’homme. Les programmes de l’humanité vont à l’encontre de ce destin, à moins qu’elle ne décide de les manipuler dans ce sens, ce qui serait vraiment très difficile.
Quant à savoir, sur le très long terme, quelle conduite est la plus sûre, eh bien, rira bien qui rira le dernier.
Gérard KLEIN
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Fabre avait déjà proposé cette signalisation par les odeurs dans sa description des fourmis rousses, à la suite d’une expérience ingénieuse. Mais il ne pouvait pas dépasser le stade de la conjecture.