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— On me fait savoir qu’il est temps pour moi de passer la main, dit-elle à mi-voix en s’adressant aux masques.

On me jette des pierres dans la rue, poursuivit-elle intérieurement. Des Beng qui n’ont que faire de la loi de l’Union. Après tout ce temps. Les idiots impatients ! Ils souhaitent encore que ce soit l’un des leurs qui exerce le pouvoir. Comme s’ils connaissaient un meilleur système ! Je devrais leur donner satisfaction, pour voir comment ils se débrouillent.

Derrière son bureau était accroché le masque de Lirridon, celui que Koshmar portait le Jour du Départ, quand la tribu s’était lancée à la découverte de la planète qui se réchauffait lentement. C’était un objet effrayant, aux arêtes vives et à l’aspect rebutant. Il matérialisait probablement les hjjk, ce cauchemar ancestral de la mémoire tribale, car il était noir et jaune, et pourvu d’un long bec acéré.

Il était flanqué du masque de Sismoil, lisse et énigmatique, à la face plate et indéchiffrable, aux yeux minuscules réduits à des fentes, et du masque de Thekmur, beaucoup plus simple. Un peu plus loin sur le mur, se trouvait le masque de Nialli, véritablement horrifiant, un masque noir et vert, hérissé sur les côtés de pointes rouge sang. C’est celui que Koshmar portait le jour où les Hommes aux Casques, les Beng, avaient fait leur entrée dans Vengiboneeza et s’étaient trouvés face au Peuple.

Et puis il y avait les propres masques de Koshmar. Celui qu’elle portait de son vivant, d’un gris luisant, était pourvu de fentes rouges pour les yeux ; l’autre, aux mâchoires puissantes et aux pommettes saillantes, était un masque de bois bruni sculpté en son honneur, après sa mort, par Striinin, l’artisan de la tribu. Taniane l’avait porté le jour du départ de Vengiboneeza, quand le Peuple avait entrepris sa seconde migration, celle qui allait le conduire au lieu où serait édifiée la Cité de Dawinno.

Ces masques étaient comme des reflets d’un passé enfui. Des traces à demi effacées remontant dans les limbes du temps jusqu’à l’époque déjà oubliée de ce qui semblait aujourd’hui une réclusion claustrophobique.

— Dois-je me retirer ? demanda Taniane en regardant les masques de Koshmar. Sont-ils dans le vrai ? Ai-je gouverné assez longtemps ? Le temps est-il venu de passer la main ?

Koshmar avait été le dernier des anciens chefs, la dernière à diriger une tribu si restreinte que le chef connaissait tout le monde de nom et réglait les conflits comme s’il s’agissait de simples chamailleries entre amis.

Comme tout était plus simple en ce temps-là. Plus franc, plus direct !

— Peut-être devrais-je me retirer, poursuivit Taniane. Qu’en dites-vous ? Les dieux exigent-ils que je consacre le reste de ma vie, jusqu’à mon dernier souffle, aux affaires du Peuple ? Ou bien est-ce par orgueil que je me cramponne encore à ma charge après tant d’années ? Ou encore parce que je ne saurais pas quoi faire d’autre ?

Mais elle n’obtint pas de réponse des masques de Koshmar.

Du temps de Koshmar, le Peuple n’était qu’une petite tribu de quelques dizaines d’individus. Mais maintenant, le Peuple était civilisé, il avait bâti des cités, il n’était plus composé d’une poignée d’individus, mais de plusieurs milliers et il s’était vu contraint d’inventer sans cesse de nouveaux concepts, une vertigineuse profusion de choses, afin de pouvoir aller de l’avant dans cet ordre nouveau en développement permanent. Au lieu de se contenter de partager équitablement, ils avaient ainsi créé ce qu’ils appelaient les unités d’échange et ils se préoccupaient de profit et de possession, de la surface de leur logement, du nombre d’ouvriers qu’ils employaient, de stratégie commerciale et autres bizarreries. Ils avaient commencé à former des classes : dirigeants, propriétaires, ouvriers et pauvres. Les anciennes divisions tribales n’étaient pas non plus entièrement abolies. Certes, elles s’estompaient, mais Koshmar et Beng n’avaient pas encore tout à fait oublié leurs origines. Et il y avait aussi les Hombelion et les Debethin, les Stadrain, les Mortirils et les autres, toutes les petites tribus qui se faisaient peu à peu absorber par les grosses, mais s’efforçaient encore fièrement de préserver quelques lambeaux de leur identité ancestrale.

Chacune de ces nouveautés créait de nouveaux problèmes qu’il incombait en dernier ressort au chef de résoudre. Et tout s’était passé si rapidement. Stimulée par l’extraordinaire inventivité de Hresh et ses recherches obstinées dans les archives de l’antiquité, la cité avait poussé comme un champignon en l’espace d’une seule génération, s’attachant ouvertement à imiter les cités de la Grande Planète.

Taniane leva la tête vers les masques.

— Vous n’avez jamais eu à vous préoccuper des listes de recensement, ni des rôles d’impôt, n’est-ce pas ? Pas plus que des procès-verbaux de séance du Praesidium, ni des statistiques sur le nombre d’unités d’échange en circulation.

Elle feuilleta quelques pages de la montagne de paperasses entassées sur son bureau : pétitions de commerçants demandant une licence d’importation de produits venant de la Cité de Yissou, études sur les installations sanitaires dans les quartiers périphériques, un rapport sur l’état inquiétant du pont Thaggoran, au sud de la ville, etc. Et, tout en haut de la pile, la note que Hresh lui avait adressée : Rapport sur le projet de traité avec les hjjk.

— Si seulement vous pouviez être à ma place, dit Taniane aux masques avec ferveur, et si, moi, je pouvais être accrochée à ce mur !

Jamais elle n’avait eu de masque à elle. Au début, elle s’était contentée, dans les occasions où il convenait de porter un masque, de prendre celui de Koshmar. Puis, après l’arrivée des Beng à Dawinno pour fusionner avec le Peuple selon la loi de l’Union – un compromis politique stipulant que le chef serait d’ascendance Koshmar, mais la majorité du Praesidium Beng – et l’entrée de la cité dans la phase la plus spectaculaire de sa croissance, le port du masque avait commencé à lui sembler suranné, la survivance ridicule d’une époque révolue. Cela faisait déjà plusieurs années qu’elle n’en portait plus.

Mais elle tenait à les garder dans son bureau. En partie comme objets de décoration, en partie pour rappeler cette période primitive où la planète était prise par les glaces et où le Peuple n’était rien de plus qu’un petit groupe de créatures nues et velues terrées dans une grotte taillée dans le flanc d’une montagne. Ces masques aux formes anguleuses et aux couleurs agressives étaient aujourd’hui son unique lien avec le passé de sa race.

Assise derrière son bureau, un bloc arrondi d’onyx noir posé sur un socle de granit rose poli, Taniane prit une poignée de papiers parmi ceux que Minguil Komeilt lui avait laissés et les feuilleta maussadement. Les mots dansaient devant ses yeux. Recensement… impôts… pont de Thaggoran… Traité avec les hjjk… traité avec les hjjk…

Elle leva les yeux vers le masque de Lirridon, celui qui évoquait un hjjk au grand bec hideux.

— Aurais-tu envie de signer un traité avec eux ? demanda-t-elle. Aurais-tu envie de faire quoi que ce soit avec eux ?

Les hjjk ! Comme elle les méprisait et les redoutait à la fois ! Depuis leur plus jeune âge, on enseignait aux enfants à haïr les énormes insectes cauchemardesques, ces créatures impassibles et malfaisantes, capables des pires horreurs.

Des rumeurs couraient sans cesse sur leur compte. On disait que des bandes errantes rôdaient dans la campagne, à l’est et au nord de la ville, mais la plupart de ces bruits se révélaient sans fondement. Les insectes avaient pourtant enlevé sa fille unique aux portes de la cité et, même si Nialli Apuilana était revenue après quelques mois de captivité, la haine que Taniane éprouvait à leur endroit n’était pas retombée pour autant, car la jeune fille avait subi de mystérieuses transformations. Les hjjk constituaient une menace permanente, ils étaient l’ennemi que le Peuple serait obligé d’affronter un jour pour régler la question de la suprématie sur la planète.