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Et ce traité, ces prétendus messages d’amour de leur abominable Reine…

Taniane repoussa le rapport de Hresh.

Je suis chef depuis si longtemps, songea-t-elle. Depuis l’enfance, ou presque. J’ai l’impression de n’avoir fait que cela toute ma vie. Près de quarante ans…

Elle avait été élevée à la dignité de chef à l’époque où la tribu n’était encore constituée que de quelques dizaines d’individus, quand elle n’était encore qu’une jeune fille. Koshmar arrivait au terme de ses jours et Taniane était la plus robuste et la plus clairvoyante d’entre les jeunes femmes. Tout le monde l’avait acclamée et elle n’avait pas hésité, sachant qu’elle était faite pour être chef et que la fonction lui irait comme un gant. Mais comment aurait-elle pu savoir ce qui l’attendait, tant d’années plus tard ? Ces monceaux de rapports, d’études, de demandes de licences d’importation. Et maintenant des ambassadeurs envoyés par les hjjk. Nul n’aurait pu prévoir cela. Pas même Hresh.

Elle prit un autre document, le rapport sur les lézardes apparues dans le tablier du pont de Thaggoran. Cela lui semblait plus urgent. Tu éludes le véritable problème, se dit-elle. Mais d’autres mots se mirent à danser devant ses yeux.

VOUS ÊTES RESTÉE BEAUCOUP TROP LONGTEMPS.

IL EST TEMPS DE PASSER LA MAIN.

LAISSEZ GOUVERNER CEUX À QUI LE POUVOIR REVIENT DE DROIT.

— Votre abdication, madame ? Votre abdication ?

— Cela n’a aucune importance… Aucune espèce d’importance…

VOUS ÊTES RESTÉE BEAUCOUP TROP LONGTEMPS.

Rapport sur le projet de traité avec les hjjk.

— Votre abdication, madame ?

— Aurais-tu envie de signer un traité avec eux ?

— Mère ? Tout va bien, mère ?

— Votre abdication ?

— Mère, tu m’entends ?

IL EST TEMPS DE PASSER LA MAIN.

— Mère ? Mère ?

Taniane leva la tête et distingua une silhouette à la porte de son bureau. Cette porte était ouverte à tous les citoyens de Dawinno, même si rares étaient ceux qui osaient s’y présenter. Il fallut quelques instants à Taniane pour accommoder et elle se rendit compte que sa vue était brouillée. Était-ce Minguil Komeilt ? Non, sa secrétaire était une petite femme rondelette aux manières timides, alors que cette femme était grande et athlétique, robuste et agitée.

— Nialli ? demanda-t-elle au bout de quelques instants.

— Tu m’as envoyé chercher ?

— Oui. Oui, bien sûr. Entre, ma fille !

Mais elle demeura près de la porte. Elle portait une cape verte jetée sur une épaule et l’écharpe orange de sa caste nouée autour de la taille.

— Tu as l’air bizarre, dit-elle sans quitter Taniane des yeux. Je ne t’ai jamais vue avec cet air-là. Que se passe-t-il, mère ? Tu n’es pas malade ?

— Non, je ne suis pas malade. Et tout va bien.

— J’ai appris qu’on t’avait lancé une pierre dans la rue, ce matin.

— Tu es au courant ?

— Tout le monde est au courant. Il y a cent témoins et on ne parle que de cela. Je suis absolument hors de moi, mère ! Qui a pu faire cela, qui a eu l’audace ?…

— Dans une ville de cette importance, dit Taniane, il est normal de trouver un certain nombre d’imbéciles.

— Mais de là à te lancer une pierre, mère, à chercher à te blesser…

— Tu n’as pas bien compris, dit Taniane. La pierre est tombée loin devant moi. On n’a pas essayé de m’atteindre. Il s’agissait simplement de me transmettre le message d’un agitateur Beng qui pense que je devrais abdiquer. Il dit que je suis restée trop longtemps au pouvoir et que le moment est venu pour moi d’y renoncer. En faveur d’un nouveau chef Beng, je suppose.

— Comment peut-on avoir l’audace de suggérer cela ?

— Les gens suggèrent n’importe quoi, Nialli. Mais ce qui s’est passé ce matin est sans importance. C’est le fait d’un exalté, rien d’autre. D’un agitateur. Je suis encore capable de faire la différence entre le message d’un exalté solitaire et les prémices d’une révolution. Assez parlé de cette affaire, ajouta-t-elle en secouant la tête, nous avons d’autres sujets à aborder.

— Tu ne sembles vraiment pas en faire grand cas, mère.

— Faudrait-il que je prenne cet incident au sérieux ? Ce serait idiot de ma part.

— Non, rétorqua Nialli Apuilana d’un ton véhément. Je ne suis absolument pas d’accord. Qui sait jusqu’où cela peut aller si l’on n’y met pas tout de suite bon ordre. Je crois que tu devrais arrêter celui qui a lancé la pierre et le faire clouer au mur de la cité.

Elles échangèrent un regard chargé de tension. Taniane perçut une palpitation derrière ses yeux et son estomac, où elle sentait des aigreurs, se contracta. Avec n’importe qui d’autre, songea-t-elle, ce serait une discussion normale ; avec Nialli, c’était un affrontement. Elles étaient toujours en guerre et Taniane se demandait pourquoi. Hresh lui avait dit un jour qu’elles étaient très semblables et que deux êtres trop semblables se repoussent. Il était en train de manipuler deux petites barres de métal et étudiait la manière dont l’une d’elles attirait la seconde à une extrémité sans qu’il se passe rien à l’autre. Vous vous ressemblez trop, Nialli et toi, avait dit Hresh. C’est pour cette raison que tu ne réussiras jamais à exercer une influence sur elle. Avec elle, ton magnétisme est sans effet.

Peut-être en allait-il ainsi, mais Taniane soupçonnait qu’il y avait autre chose, que les transformations que sa fille avait subies chez les hjjk faisaient d’elle un être difficile. Mais elle ne pouvait nier que Nialli lui ressemblait ; elles étaient coulées dans le même moule. C’était un sentiment étrange et parfois très troublant. Elle avait l’impression en regardant Nialli de se voir dans un miroir réfléchissant son image à travers le temps. Elles auraient presque pu être des jumelles, mystérieusement venues au monde à trois décennies et demie d’intervalle. Nialli était sa fille unique, l’enfant de sa maturité, conçue presque miraculeusement, après que Hresh et elle eurent depuis longtemps abandonné tout espoir de descendance La jeune fille semblait ne tenir aucunement de son père, sauf peut-être pour son caractère entêté et indépendant. Pour le reste, Nialli était tout le portrait de sa mère, avec ses jambes gracieuses, ses belles épaules et sa poitrine haute, sa magnifique fourrure d’un rouge brun soyeux. Elle avait un port de reine, un port de chef. Elle était véritablement éblouissante, ce qui n’était pas toujours rassurant pour Taniane qui, en regardant sa fille, prenait parfois douloureusement conscience des outrages du temps. Elle se sentait déjà entraînée vers la terre, attirée par les forces de la putréfaction, par la masse des chairs affaissées et des os ramollis. Elle percevait des bruissements d’ailes de papillons de nuit, elle voyait des traînées de poussière grise sur les sols de pierre. Certains jours, la mort rôdait.

— Sommes-nous obligées de nous disputer, Nialli ? demanda-t-elle après un long silence. Si j’estimais qu’il y a lieu de s’inquiéter, je prendrais les mesures nécessaires. Mais si l’on voulait vraiment me renverser, on ne le ferait pas en lançant quelques pierres dans la rue. Comprends-tu ?

— Oui, répondit Nialli Apuilana d’une voix à peine audible. Je comprends.