Elle se glissa dans les broussailles et déboucha près de la rive. L’immense cou noir et luisant d’un gorynth, peut-être le monstre dont ils avaient entendu les mugissements, se dressait au-dessus du lac. Le corps gigantesque était presque entièrement immergé ; seul le dessus incurvé du dos, semblable à une rangée de barrils flottants, était visible. Mais le cou, cinq fois long comme un homme et agrémenté de triples rangées d’excroissances coniques, s’agitait hors de l’eau ; à l’extrémité se trouvait le corps de Kaldo Tikret, emprisonné entre deux puissantes mâchoires. Il appelait encore à l’aide, mais sa voix se faisait de plus en plus faible. Il allait bientôt être entraîné sous l’eau.
— Vyrom ! s’écria Sipirod.
Il arriva en courant, la lance brandie. Mais où viser ? La petite partie visible du corps du gorynth était cuirassée d’énormes écailles chevauchantes sur lesquelles la lance rebondirait. Le long cou, plus vulnérable, était une cible difficile à atteindre et il le vit s’enfoncer lentement, entraînant inexorablement Kaldo Tikret dans les flots turbides et seules des bulles sombres remontèrent à la surface.
L’eau bouillonna pendant quelques instants et les deux chasseurs observèrent la scène en silence, tiraillant nerveusement leur fourrure.
— Regarde ! dit soudain Sipirod. Un autre caviandi ! Là-bas, près du sac. Il doit essayer de libérer sa femelle.
— On ne peut rien essayer de faire pour Kaldo Tikret ?
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Sauter dans l’eau pour le repêcher ? Tu ne comprends donc pas que c’est fini pour lui ? Oublie-le maintenant ! Nous avons encore nos caviandis à rapporter ; c’est pour cela que nous sommes payés. Plus vite nous trouverons le second, plus vite nous pourrons décamper de cet endroit maudit et regagner Dawinno. Oui, ajouta-t-elle en contemplant la surface de l’eau redevenue parfaitement lisse, c’est fini pour lui. Te souviens-tu de ce que nous avons dit tout à l’heure : la chance sourit à ceux qui sont astucieux.
— Kaldo Tikret n’a pas eu de chance, dit Vyrom en frissonnant.
— Il n’a pas été très astucieux non plus… Je vais essayer d’avancer discrètement jusqu’à la rive et toi, tu me suivras avec l’autre sac…
Dans le centre de Dawinno, le secteur officiel, une salle de travail au deuxième sous-sol de la Maison du Savoir : lumières vives, bancs de laboratoire en désordre, fragments d’antiques civilisations éparpillés dans toute la pièce. Plor Killivash appuie délicatement sur le bouton du petit instrument tranchant qu’il tient à la main. Un rayon de lumière pâle en sort et baigne l’objet ovoïdal et puant, de la taille d’un boisseau, qu’il étudie depuis une semaine. Il règle le faisceau pour faire une petite entaille, puis une autre et encore une autre, traçant une ligne très fine sur le pourtour du mystérieux objet.
C’est un pêcheur qui l’avait apporté la semaine précédente en affirmant que c’était une relique de la Grande Planète, un coffre renfermant un trésor de l’antique race des seigneurs des mers. Tout ce qui avait trait aux seigneurs des mers était du ressort de Plor Killivash. La surface de l’objet était couverte d’un agglomérat d’éponges, de corail et d’algues roses, et de l’eau de mer sale suintait sans interruption de l’intérieur. Quand on frappait ses flancs avec une clé, il produisait un son caverneux. Plor Killivash n’en attendait absolument rien.
Si Hresh avait été là, il se serait peut-être senti moins découragé, mais, ce jour-là, le chroniqueur était absent de la Maison du Savoir –, il rendait visite à Thu-kimnibol, son demi-frère, dont la compagne, la dame Naarinta, était gravement malade. Comme à l’accoutumée Plor Killivash, l’un des trois assistants chroniqueurs, avait énormément de peine à prendre son travail au sérieux en l’absence de Hresh. Quand il se trouvait dans la Maison du Savoir, le chroniqueur réussissait à insuffler à chacun le sentiment de l’importance de ses travaux. Mais dès qu’il quittait le bâtiment, l’exaltation retombait et tous les vestiges et fragments de l’histoire devenaient subitement des objets inutiles, exhumés des décombres d’une antiquité justement jetée aux oubliettes de l’histoire. L’étude du passé semblait aussitôt n’être qu’un vain passe-temps, une quête futile et dérisoire dans des tombeaux à l’atmosphère confinée, ne renfermant rien d’autre que l’odeur nauséabonde de la mort.
Plor Killivash était un robuste descendant de la tribu Koshmar. Il était allé à l’Université, ce dont il tirait une grande fierté, et avait bon espoir de devenir un jour chroniqueur en chef. Il était sûr de tenir la corde, car il était le seul Koshmar parmi les assistants. Io Sangrais était Beng et Chupitain Stuld appartenait à la petite tribu Stadrain.
Eux aussi, bien entendu, étaient allés à l’Université, mais il y avait d’excellentes raisons politiques pour interdire un Beng d’accéder à la fonction de chroniqueur et il était inimaginable d’y élever un jour un représentant d’un groupe aussi négligeable que les Stadrain. Mais Plor Killivash songeait depuis quelque temps qu’il lui serait bien égal d’être supplanté par l’un ou l’autre. Quelqu’un d’autre que lui pourrait succéder à Hresh comme chroniqueur en chef, quelqu’un d’autre que lui pourrait superviser la tâche fastidieuse de fouiller dans l’accumulation de décombres millénaires.
Tout comme Hresh avant lui, il avait voué une passion presque exclusive à l’étude et à la compréhension des mystères des fondements de l’histoire de la Terre en haut de laquelle se trouvait maintenant la toute nouvelle civilisation créée par le Peuple, comme un petit pois au sommet d’une pyramide. Il avait aspiré de toutes ses forces à creuser très profondément, au-delà de la période d’aridité glacée du Long Hiver, pour pénétrer les merveilles de la Grande Planète… Ou même – pourquoi fixer des limites ? – atteindre les couches les plus profondes, celles qui recouvraient les empires totalement inconnus et perdus dans la nuit des temps de l’ère des humains, les anciens maîtres de la Terre, bien avant l’avènement de la Grande Planète. Il ne faisait aucun doute pour Plor Killivash que, quelque part sous les décombres des civilisations qui avaient succédé à la leur, il existait des vestiges du temps des humains.
Tout cela lui avait semblé merveilleusement exaltant. Vivre des myriades d’existences étalées sur des millions d’années. Fouler le sol de la vieille Terre en ayant le sentiment d’avoir été présent à l’époque où elle se trouvait au carrefour de toutes les planètes. Emplir son esprit de visions étonnantes, de langages inconnus, des pensées d’autres cerveaux à l’intelligence indicible. Assimiler et comprendre tout ce qui avait été de toute éternité sur cette grande planète qui en avait tant vu depuis que la vie y était apparue, tous les royaumes qui s’y étaient succédé depuis l’aube des temps.
Il était encore jeune à l’époque et c’étaient les songes d’un garçon pour qui les considérations pratiques n’entraient pas en ligne de compte. Plor Killivash était maintenant âgé de vingt ans et il avait appris à quel point il était difficile de ressusciter le passé. Sous la pression implacable de la réalité, sa passion dévorante de découverte des secrets du passé était en train de s’effriter, tout comme celle de Hresh lui-même, qui déclinait manifestement d’année en année. Mais Hresh avait bénéficié de l’aide miraculeuse d’appareils miraculeux de l’époque de la Grande Planète, devenus inutilisables, qui lui avaient permis d’avoir des visions des civilisations antérieures. Pour lui qui n’avait jamais eu ces merveilleuses inventions à sa disposition, le travail du chroniqueur semblait se résumer à de pénibles et fastidieuses recherches apportant beaucoup plus de frustrations que de satisfactions.