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— Parce que les hjjk ont décidé qu’ils voulaient la garder pour eux seuls.

— Pourquoi ne les tuez-vous pas tous, toi et tes amis ? demandait-il alors à son père, la voix vibrante de colère.

— Nous le ferions si c’était possible, mon garçon, lui répondait Trei Husathirn. Mais, pour chacun de tes cheveux, il y a dix hjjk à Vengiboneeza. Et ils sont encore beaucoup plus nombreux dans le nord, d’où ceux-là sont venus.

Tout au long de l’interminable trajet qui devait les mener à Dawinno, Husathirn Mueri avait été réveillé toutes les nuits par des rêves affreux dans lesquels les hjjk étaient toujours présents. Il les voyait dans son sommeil, penchés sur lui dans l’obscurité, agitant leurs griffes poilues, faisant claquer leur bec effrayant, leurs grands yeux brillants de malveillance.

Ces souvenirs remontaient à vingt-cinq ans, mais il lui arrivait encore de rêver des hjjk.

C’était une ancienne race, le seul des Six Peuples habitant la planète pendant la période bienheureuse ayant précédé le Long Hiver qui avait réussi à survivre cet âge de glace et de ténèbres. Husathirn Mueri s’offensait de cette ancienneté, lui qui était issu d’une race si jeune, d’un peuple dont les ancêtres n’étaient encore que des animaux à l’époque de la Grande Planète. Cela lui rappelait à quel point la suprématie que le Peuple s’attachait à revendiquer était précaire ; cela lui rappelait que le Peuple n’occupait le territoire qui était le sien que faute d’opposition, simplement parce que les hjjk ne semblaient aucunement intéressés par ces régions et que les autres races de la Grande Planète – yeux de saphir, seigneurs des mers, végétaux, mécaniques et humains – avaient disparu depuis longtemps de la surface du globe.

Les hjjk qui ne s’étaient pas laissé déposséder par le Long Hiver provoqué par les étoiles de mort possédaient encore la majeure partie de la planète. Tout le nord leur appartenait et sans doute une grande partie de l’orient, même si plusieurs tribus du Peuple y avaient bâti des cités, au moins au nombre de cinq, des agglomérations connues uniquement de nom et par ouï-dire des habitants de Dawinno. Ces cités – Gharb, Ghajnsielem, Cignoi, Bornigrayal et Thisthissima – étaient si éloignées que tout contact avec elles était presque impossible. Les hjjk occupaient tout le reste de la surface terrestre. Ils constituaient l’obstacle principal à l’expansion progressive du Peuple qui accompagnait le réchauffement de l’atmosphère dû au Printemps Nouveau. Pour Husathirn Mueri, les hjjk étaient les ennemis et le resteraient à jamais. Si c’était en son pouvoir, il les anéantirait jusqu’au dernier.

Mais il savait, comme son père, Trei Husathirn, l’avait su avant lui, que c’était impossible. Tout ce que le Peuple pouvait espérer, c’était de tenir bon face aux hjjk, de préserver la sécurité et l’intégrité des territoires qu’il occupait, d’empêcher tout empiétement des hjjk. Le Peuple parviendrait peut-être même à les repousser petit à petit et à grignoter quelques portions de territoire contrôlées par les insectes. Mais Husathirn avait pleinement conscience qu’il était parfaitement utopique de rêver, comme le faisaient certains autres princes de la cité, à une défaite totale des hjjk. C’était un ennemi invincible et qui le resterait à jamais.

— Il y a une autre possibilité, reprit Curabayn Bangkea.

— Quelle possibilité ?

— Que ce garçon ne soit pas un simple fugitif, mais une sorte d’émissaire des hjjk.

— Un quoi ?

— Ce n’est qu’une hypothèse, Votre Grâce… Nous n’en avons pas la moindre preuve. Mais il y a quelque chose en lui… Dans son attitude si polie, si tranquille, disons même solennelle, dans cette envie qu’il montre de s’exprimer, dans ces quelques mots comme « paix, amour, la Reine » qu’il réussit à articuler de temps en temps… Ce que je veux dire, c’est qu’il n’a vraiment pas l’air d’un fugitif ordinaire. Il m’est brusquement venu à l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’une sorte d’ambassadeur envoyé par la grande reine du peuple des insectes pour nous remettre un message particulier. C’est ainsi que je vois les choses, Votre Grâce, si vous voulez bien pardonner mon audace.

— Un ambassadeur ? dit Husathirn Mueri en secouant la tête. Mais pourquoi, au nom de tous les dieux, nous enverraient-ils un ambassadeur ?

Le capitaine des gardes fixa sur lui un regard sans expression en se gardant de répondre.

Le regard noir, Husathirn Mueri se leva et, les mains derrière le dos, commença d’aller et venir d’une démarche ondulante devant le trône de justice.

Curabayn Bangkea n’était pas un imbécile et son jugement, malgré les précautions oratoires, méritait le respect. Et si les hjjk avaient réellement envoyé un émissaire, un membre du Peuple de naissance, ayant vécu si longtemps chez les insectes qu’il avait oublié sa propre langue et n’était plus capable que d’émettre les sons rauques et grinçants des hjjk…

Tandis qu’il faisait les cent pas devant le trône, un des marchands tira sur son écharpe officielle pour attirer son attention. Husathirn Mueri darda sur lui un regard furibond et leva la main en faisant mine de frapper le commerçant stupéfait.

— Votre affaire est renvoyée à plus ample informé, déclara-t-il en parvenant difficilement à se contenir.

Vous reviendrez lorsque je siégerai de nouveau sur ce trône.

— Ce sera quand, Votre Honneur ?

— Comment voulez-vous que je le sache, crétin ? Regardez les tableaux ! Regardez les tableaux !

Husathirn Mueri avait les doigts tremblants ; il était en train de perdre son sang-froid et cela le troublait profondément.

— Je pense que ce sera la semaine prochaine, poursuivit-il. Friit ou Dawinno, je ne sais pas quel jour. Et maintenant, allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Les marchands disparurent et Husathirn Mueri se retourna vers le capitaine des gardes.

— Où se trouve cet ambassadeur des hjjk ? demanda-t-il.

— Ce n’est qu’une supposition. Votre Grâce. Je ne puis affirmer qu’il est véritablement un ambassadeur.

— Quoi qu’il en soit, où est-il ?

— Dehors, dans la salle des actes.

— Amenez-le-moi.

Husathirn Mueri alla reprendre place sur le trône. Il se sentait à la fois irrité, perplexe et impatient. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles il s’efforça de se dominer, de créer une zone de calme au centre de son esprit, comme sa mère Torlyri le lui avait enseigné. L’impétuosité n’engendrait que mauvais calculs et erreurs. Elle-même – les dieux veillent sur l’âme de cette femme si douce et si tendre – n’avait jamais été aussi tendue, mais son fils était doté de la vigueur et de la fougue propres aux sang-mêlé, ce qui n’allait pas sans inconvénients. Sa naissance avait été la préfiguration de la fusion des deux tribus. Torlyri était la femme-offrande de la tribu Koshmar et Trei Husathirn, l’indomptable guerrier Beng, avait suscité chez la prêtresse Koshmar un amour aussi violent qu’inattendu débouchant sur une union improbable, à l’époque déjà lointaine où Beng et Koshmar cohabitaient plus ou moins harmonieusement à Vengiboneeza.

Un peu calmé, il attendit jusqu’à ce qu’apparaisse sous la coupole l’ombre du casque gigantesque de Curabayn Bangkea, suivie du capitaine des gardes entraînant l’étranger au bout d’un lien de brins de larret tressés. À la vue du prisonnier, Husathirn Mueri se redressa sur le trône, les mains crispées sur les accoudoirs en forme de serres refermées sur une boule.

C’était en vérité un très étrange étranger. Il était jeune, au sortir de l’enfance ou au commencement de l’âge adulte, et d’une maigreur extrême, avec des épaules tombantes et des bras si fluets qu’on eût dit des brindilles séchées. Les ornements qu’il portait, le bracelet et le pectoral brillant, semblaient réellement être des fragments polis de carapace de hjjk, ce qui ajoutait une note macabre à son apparence. Sa fourrure était noire, mais pas d’un noir profond et lustré comme celle de Husathirn Mueri ; terne et grisâtre, clairsemée et presque pelée par endroits, en bien piteux état. Ce jeune homme a été mal nourri toute sa vie, songea Husathirn Mueri. Et il a souffert.