Cette colossale famille de pierre, aux yeux blancs sous la lueur des torches, ne faisait qu’accabler davantage le pauvre prince de chair qui en recueillait la succession.
Un mercier dit à sa femme :
— Il n’a pas bien fière mine, notre nouveau roi.
La marchande, en ricanant, répondit :
— Il a surtout une bonne mine de cocu.
Elle n’avait pas parlé fort, mais sa voix aiguë résonna dans le silence. Le Hutin tressaillit, la face brusquement coléreuse, cherchant à distinguer l’auteur de l’insulte. Chacun, dans l’escorte, détournait les yeux et feignait de n’avoir pas entendu.
De part et d’autre de l’arc en accolade qui surmontait l’accès à l’escalier principal, se faisaient pendant les statues de Philippe le Bel et d’Enguerrand de Marigny ; car le coadjuteur connaissait cet honneur unique d’avoir son effigie dans la galerie des rois. Honneur justifié au demeurant par le fait que la reconstitution et l’embellissement du Palais étaient essentiellement son œuvre.
Or la statue d’Enguerrand irritait plus que tout Charles de Valois qui, chaque fois qu’il avait à passer devant, s’indignait de ce qu’on eût élevé jusque-là ce bourgeois. « L’astuce et l’intrigue l’ont conduit à tant d’impudence qu’il se donne des airs d’être de notre sang. Mais tout beau, messire, pensait Valois : nous vous descendrons de ce socle, j’en fais serment, et nous vous apprendrons bien vite que le temps de vos mauvaises grandeurs est passé. »
— Messire Enguerrand, dit-il avec hauteur à son ennemi, je pense que le roi désire à présent demeurer en famille.
Marigny, afin d’éviter un éclat, ne fit pas montre d’avoir senti le trait. Mais voulant bien signifier, en revanche, qu’il ne prendrait ses ordres que du roi, il dit, s’adressant à ce dernier :
— Sire, maintes affaires sont pendantes qui me requièrent. Puis-je me retirer ?
Louis avait la pensée ailleurs ; le mot lancé par la mercière lui tournait en tête.
— Faites, messire, faites, répondit-il avec impatience.
V
LE ROI, SES ONCLES ET LES DESTINS
La mère de Louis X, la reine Jeanne, héritière de la Navarre, était morte en 1305. À partir de 1307, c’est-à-dire du moment où, âgé de dix-huit ans, il avait été investi officiellement de la couronne navarraise, Louis avait reçu l’hôtel de Nesle pour résidence personnelle. Jamais donc il n’avait habité le Palais depuis les rénovations ordonnées par son père, dans les récentes années.
Aussi, ce soir de décembre, au retour du Saint-Denis, Louis, entrant dans les appartements royaux pour en prendre possession, n’y trouvait rien qui lui rappelât son enfance. Aucune cassure du pavement, connue de toujours, aucun grincement particulier à telle porte, et de toujours entendu, ne pouvait l’émouvoir ou l’attendrir ; son regard ne rencontrait rien qui lui permît de se dire : « Ma mère devant cette cheminée me prenait sur ses genoux… de cette fenêtre, j’ai aperçu le printemps pour la première fois… » Les fenêtres avaient d’autres proportions, les cheminées étaient neuves.
Souverain économe, presque avare en ce qui concernait sa dépense personnelle, Philippe le Bel ne connaissait pas de mesure quand il s’agissait de magnifier l’idée royale. Il avait voulu que le Palais fût imposant, écrasant, d’intérieur comme d’extérieur, et fît équilibre en quelque sorte, au cœur de la capitale, à Notre-Dame. Là-bas, la gloire de Dieu ; ici, celle du roi.
Pour Louis, c’était la demeure du père, un père silencieux, distant, terrible. De toutes les pièces, la seule familière lui paraissait la chambre du Conseil, où tant de fois, à peine osait-il un avis, il avait entendu : « Taisez-vous, Louis ! »
Il avançait de salle en salle. Des valets, feutrant leurs pas, glissaient le long des murs ; des secrétaires s’effaçaient dans les escaliers ; tout le monde observait encore un silence de veillée mortuaire.
Ce fut dans la pièce où Philippe le Bel se tenait d’ordinaire pour travailler que Louis finalement s’arrêta. Elle était de dimensions modestes, mais avec une énorme cheminée où brûlait un feu à faire rôtir un bœuf. Pour qu’on pût profiter de la chaleur sans souffrir de l’ardeur des flammes, des écrans d’osier tressé, qu’un valet venait mouiller de temps à autre, étaient disposés devant le foyer. Des chandeliers en forme de couronne, à six chandelles, fournissaient une bonne lumière.
Louis se dépouilla de sa robe, qu’il posa sur l’un des écrans. Ses oncles, son cousin et son chambellan l’imitèrent ; bientôt les lourdes étoffes trempées d’eau, les velours, les fourrures, les broderies, se mirent à fumer, tandis que les cinq hommes, en chemise et hauts-de-chausses, se chauffaient reins au feu, pareils à cinq paysans rentrant d’un enterrement de campagne.
Soudain, de l’angle où se trouvait la table à écrire de Philippe le Bel, vint un long soupir, presque un gémissement. Louis X s’écria d’une voix aiguë :
— Qu’est ceci ?
— C’est Lombard, Sire, dit le valet chargé de mouiller les écrans.
— Lombard ? Mais ce chien était à Fontainebleau, avec la meute. Comment est-il parvenu ici ?
— De lui-même, il faut croire, Sire. Il est rentré tout crotté la nuit d’avant-hier, en même temps qu’on amenait le corps de notre feu Sire à Notre-Dame. Il est allé se mucher sous ce meuble et n’en veut plus bouger.
— Qu’on le chasse ; qu’on l’enferme aux écuries !
À l’opposé de son père, Louis détestait les chiens ; il en avait peur depuis qu’enfant il avait été mordu par l’un d’eux.
Le valet se baissa et tira par le collier un grand lévrier beige, au poil collé sur les côtes, aux yeux fiévreux.
C’était le chien, cadeau du banquier Tolomei, qui n’avait pas quitté le roi Philippe pendant les derniers mois. Comme il résistait à partir, raclant le pavage de ses ongles, Louis X lui allongea un coup de pied dans le flanc.
— Cet animal porte malheur. D’abord il est arrivé ici le jour où l’on a brûlé les Templiers, le jour où…
Des voix s’élevèrent dans la pièce voisine. Le valet et le chien croisèrent sur la porte une petite fille, engoncée dans une robe de deuil, et qu’une dame de parage poussait en disant ;
— Allez, Madame Jeanne ; allez saluer Messire le roi, votre père.
Cette petite fille d’à peine quatre ans, aux joues pâles, aux yeux trop grands, était pour l’instant l’héritière du trône de France.
Elle avait le front rond et bombé de Marguerite de Bourgogne, mais son teint et ses cheveux étaient clairs. Elle avançait, regardant droit devant elle avec cette expression butée qu’ont les enfants mal aimés.
Louis X, d’un geste, empêcha qu’elle vînt jusqu’à lui.
— Pourquoi l’a-t-on conduite ici ? Je ne veux point l’y voir ! Qu’on la ramène sans tarder à l’hôtel de Nesle ; c’est là qu’elle doit loger, puisque c’est là…
— Mon neveu, contenez-vous, dit le comte d’Évreux.
Louis attendit que la dame de parage et la petite princesse, la première apparemment plus effrayée que l’autre, fussent sorties.
— Je ne veux plus voir cette bâtarde ! dit-il.
— Êtes-vous si certain qu’elle le soit, Louis ? dit le comte d’Évreux en éloignant du feu ses vêtements pour qu’ils ne roussissent pas.
— Il suffit pour moi qu’il y ait doute, et je ne veux rien reconnaître d’une femme qui m’a trahi.