— Cette enfant est blonde, pourtant, comme nous le sommes tous.
— Philippe d’Aunay lui aussi était blond, répliqua amèrement le Hutin.
Le comte de Valois vint porter appui au jeune roi.
— Louis doit avoir de bonnes raisons, mon frère, pour parler comme il le fait, dit-il avec autorité.
— Et puis, reprit Louis X en criant, je ne veux plus entendre ce mot qu’on m’a lancé tout à l’heure au passage ; je ne veux plus le deviner sans cesse dans la tête des gens ; je ne veux plus donner d’occasions qu’on le pense en me regardant.
Louis d’Évreux se retint de répondre : « Si tu avais meilleure nature, mon garçon, et plus de bonté au cœur, ta femme t’eût peut-être aimé… » Il songeait à la malheureuse petite fille qui allait vivre, entourée seulement de serviteurs indifférents, dans l’immense hôtel de Nesle désert. Et soudain, il entendit Louis prononcer :
— Ah ! Je vais être bien seul ici !
D’Évreux, avec une stupéfaction apitoyée, contempla ce neveu qui conservait ses ressentiments comme un avare son or, chassait les chiens parce qu’il avait été mordu, chassait sa fille parce qu’il avait été trompé, et se plaignait de solitude.
— Toute créature est seule, Louis, dit-il gravement. Chacun de nous subit dans la solitude l’instant de son trépas ; et c’est vanité de croire qu’il n’en est pas ainsi des instants de la vie. Même le corps d’épouse avec lequel nous dormons demeure un corps étranger ; même les enfants que nous avons engendrés nous sont personnes étrangères. Sans doute le Créateur l’a voulu ainsi pour que nous n’ayons chacun communion qu’avec lui et tous ensemble qu’en lui… Il n’est de remède à cet isolement que dans la compassion et la charité, c’est-à-dire dans le savoir que les autres souffrent même mal que nous.
Les cheveux humides et pendants, le regard vague, la chemise collée sur ses flancs maigres, le Hutin avait l’air d’un noyé qu’on vient de sortir de Seine. Il resta un moment silencieux. Certains mots, comme ceux justement de charité ou de compassion, ne faisaient pas de sens pour lui, et il ne les entendait guère plus que le latin des prêtres. Il se tourna vers Robert d’Artois.
— Ainsi, Robert, vous êtes certain qu’elle ne cédera pas ?
Le géant, toujours à se sécher, et dont les chausses fumaient comme un chaudron, secoua la tête.
— Sire mon cousin, comme je vous l’ai dit hier soir, j’ai pressé votre épouse de toutes manières, et usé sur elle mes plus solides arguments. Je me suis heurté à telle dureté de refus que je puis bien vous assurer qu’on n’en obtiendra rien… Savez-vous sur quoi elle compte ? Ajouta d’Artois avec perfidie. Elle espère que vous mourrez avant elle.
Louis X toucha instinctivement, à travers sa chemise, le petit reliquaire qu’il portait au cou ; puis, s’adressant au comte de Valois :
— Eh bien ! Mon oncle, vous voyez que tout n’est point aisé comme vous l’aviez promis, et que l’annulation ne paraît pas pour demain !
— Je le vois, mon neveu, et j’y pense fort, répondit Valois.
— Mon cousin, si vous craignez de jeûner, dit alors Robert d’Artois, je pourrai toujours fournir votre couche de douces femelles, que la vanité de servir aux plaisirs d’un roi rendra bien accueillantes…
Il parlait de cela avec gourmandise, comme d’un rôti à point ou d’un bon plat en sauce.
Charles de Valois agita ses doigts chargés de bagues.
— Mais d’abord, à quoi vous servirait-il, Louis, d’avoir votre mariage annulé, dit-il, tant que vous n’aurez pas choisi la nouvelle femme que vous voulez épouser ? Ne vous inquiétez point tant de cette annulation ; un souverain finit toujours par l’obtenir. Ce qu’il vous faut, c’est choisir dès à présent l’épouse qui fera auprès de vous belle figure de reine et vous donnera descendance.
Monseigneur de Valois avait cette manière, quand un obstacle se présentait, de le mépriser et de sauter aussitôt à la prochaine étape ; à la guerre, il négligeait les îlots de résistance, les contournait et allait attaquer la citadelle suivante. Cela lui réussissait parfois.
— Mon frère, dit d’Évreux, croyez-vous donc la chose si aisée, dans la situation où se trouve Louis, et s’il ne veut pas prendre femme qui soit indigne d’un trône ?
— Allons donc ! Je vous nomme dix princesses en Europe qui passeraient sur de plus grandes difficultés pour l’espoir de ceindre la couronne de France… Tenez, sans chercher davantage, ma nièce Clémence de Hongrie… dit Valois comme si l’idée venait de germer en lui alors qu’il la mûrissait depuis une bonne semaine.
Il attendit que sa proposition ait produit effet. Le Hutin avait relevé la tête, intéressé.
— Elle est de notre sang puisqu’elle est Anjou, poursuivit Valois. Son père, Carlo-Martello, qui avait renoncé au trône de Naples-Sicile pour revendiquer celui de Hongrie, est mort depuis longtemps ; c’est sans doute pourquoi elle n’a pas encore d’état. Mais son frère Caroberto règne maintenant en Hongrie et son oncle est roi de Naples. Certes, elle a un peu dépassé l’âge ordinaire du mariage…
— Quel âge a-t-elle ? demanda Louis X inquiet.
— Vingt-deux ans. Mais cela ne vaut-il pas mieux que ces fillettes qu’on amène à l’autel alors qu’elles jouent encore à la poupée et qui, lorsqu’elles grandissent, se révèlent pleines de vilenie, mensongères et débauchées ? Et puis, mon neveu, vous n’en serez plus à vos premières noces !
« Tout cela sonne trop bien ; il doit y avoir un vice qu’on me cache, pensait le Hutin. Cette Clémence doit être borgne, ou bien bossue. »
— Et comment se présente-t-elle… pour la figure ? demanda-t-il.
— Mon neveu, c’est la plus belle femme de Naples, et les peintres, m’assure-t-on, s’efforcent d’imiter ses traits lorsqu’ils peignent aux églises le visage de la Vierge. Déjà dans son enfance, il m’en souvient, elle promettait d’être remarquable en beauté, et tout laisse à penser qu’elle a tenu promesse.
— Il paraît, en effet, qu’elle est fort belle, dit Louis d’Évreux.
— Et vertueuse, ajouta Valois. J’attends qu’on retrouve en elle toutes les qualités qui ornaient sa tante Marguerite d’Anjou, ma première femme, que Dieu garde. J’ajouterai… mais qui de vous l’ignore ?… qu’un autre de ses oncles, et mien beau-frère, Louis d’Anjou, fut ce saint évêque de Toulouse qui avait renoncé à régner pour entrer en religion, et dont la tombe à présent produit des miracles.
— Ainsi nous aurons bientôt deux saints Louis dans la famille, remarqua Robert d’Artois.
— Mon oncle, votre idée est heureuse, cela me semble, dit Louis X. Fille de roi, sœur de roi, nièce de roi et de saint, belle et vertueuse… Ah ! Elle n’est point brune au moins, comme la bourguignonne ? Car alors je ne pourrais point !
— Non, non, mon neveu, s’empressa de répondre Valois. Soyez sans crainte ; elle est blonde, de bonne race franque.
— Et vous pensez, Charles, que cette famille, pieuse ainsi que vous la décrivez, irait consentir aux fiançailles avant l’annulation ? demanda Louis d’Évreux.
Monseigneur de Valois se gonfla, torse et panse.
— Je suis trop bon allié de mes parents de Naples pour qu’ils aient rien à me refuser, répliqua-t-il ; et les deux entreprises peuvent se conduire de pair. La reine Marie, qui a jadis tenu à honneur de me donner une de ses filles, m’accordera bien sa petite-fille pour le plus cher de mes neveux, et pour qu’elle soit reine au plus beau royaume du monde. J’en fais mon affaire.
— Alors ne laissons pas d’agir, mon oncle, dit Louis X. Envoyons une ambassade à Naples. Qu’en pensez-vous, Robert ?