Robert d’Artois s’avança d’un pas, paumes ouvertes, comme s’il se proposait à partir sur-le-champ pour l’Italie.
Le comte d’Évreux intervint encore. Il n’avait aucune hostilité au projet ; mais pareille décision était affaire de royaume autant que de famille, et il demandait qu’elle soit débattue en Conseil.
— Mathieu, dit aussitôt Louis X s’adressant à son chambellan, faites savoir à Marigny qu’il ait à convoquer le Conseil demain matin.
À s’écouter prononcer ces paroles, le Hutin éprouva un certain plaisir ; brusquement il se sentait roi.
— Pourquoi Marigny ? dit Valois. Je puis bien, si vous le souhaitez, m’en charger moi-même ou en charger mon chancelier. Marigny cumule trop de tâches et prépare hâtivement des Conseils qui n’ont rôle que de l’approuver, sans regarder de bien près ses trafics. Mais nous allons changer cela, Sire mon neveu, et je m’en vais vous réunir un Conseil mieux digne de vous servir.
— C’est fort juste. Eh bien, faites, mon oncle, faites ainsi, répondit Louis X avec un regain d’assurance et comme si l’initiative venait de lui.
Les vêtements étaient secs, et chacun se rhabilla.
« Belle et vertueuse, belle et vertueuse…», se répétait Louis X. Il fut à ce moment repris d’un accès de toux, et entendit à peine les adieux qu’on lui faisait.
Descendant l’escalier, d’Artois dit à Valois :
— Ah ! Mon cousin, comme vous la lui avez bien vendue, votre nièce Clémence ! J’en connais un ce soir que ses draps vont brûler.
— Robert ! fit Valois d’un ton de feinte réprimande ; n’oubliez pas que c’est du roi que vous parlez désormais.
Le comte d’Évreux les suivait en silence. Il songeait à la princesse qui vivait dans un château de Naples et dont le sort, à son insu, venait peut-être de se décider aujourd’hui. Monseigneur d’Évreux était toujours frappé de la manière fortuite, mystérieuse, dont s’agençaient les destinées humaines.
Parce qu’un grand souverain était mort avant son heure, parce qu’un jeune roi supportait mal le célibat, parce que son oncle était impatient de le satisfaire pour affirmer l’empire qu’il exerçait sur lui, parce qu’un nom lancé avait été retenu, une jeune fille aux cheveux blonds et qui, à cinq cents lieues de distance, devant une mer éternellement bleue, pensait vivre un jour comme les autres, se trouvait devenir le centre des préoccupations de la cour de France…
Louis d’Évreux eut un nouvel accès de scrupule.
— Mon frère, dit-il à Valois, cette petite Jeanne, croyez-vous vraiment qu’elle soit bâtarde ?
— Aujourd’hui je n’en suis pas encore certain, mon frère, dit Valois en lui posant sur l’épaule sa main baguée. Mais je vous assure bien qu’avant longtemps tout le monde la tiendra pour telle !
À partir de quoi le méditatif comte d’Évreux aurait pu se dire également : « Parce qu’une princesse de France prit un amant, parce que sa belle-sœur d’Angleterre la dénonça, parce qu’un roi justicier rendit le scandale public, parce qu’un mari humilié reporta sa vindicte sur une enfant qu’il voulut déclarer illégitime…» Les conséquences appartenaient au futur, à ce déroulement d’une fatalité en constante création par la combinaison continue de la force des choses et des actes des hommes.
VI
LA LINGÈRE EUDELINE
Le ciel de lit, tendu d’un samit bleu sombre semé de fleurs de lis d’or, paraissait un morceau de firmament nocturne. Les rideaux de la courtine, faits de même étoffe, frémissaient sous le faible éclairage de la veilleuse à huile suspendue par trois chaînes de bronze[3] ; la courtepointe de brocart d’or, tombant en plis raides jusqu’au sol, scintillait de phosphorescences étranges.
Depuis deux heures, Louis X cherchait vainement le sommeil sur cette couche qui avait été celle de son père. Il étouffait sous les couvertures doublées de fourrure, et grelottait aussitôt qu’il en sortait.
Bien que Philippe le Bel fût décédé à Fontainebleau, Louis éprouvait un malaise à se trouver dans ce lit, comme s’il y percevait la présence du cadavre.
Toutes les images des dernières journées, toutes les hantises des jours à venir, s’entrechoquaient en sa pensée… Quelqu’un criait « cocu » parmi la foule… Clémence de Hongrie refusait, ou bien elle était déjà fiancée ;… l’austère visage de l’abbé Égidius se penchait sur la tombe… « Nous ferons désormais deux prières…»… « Savez-vous sur quoi elle compte ? Elle espère que vous mourrez avant elle ! »… Un coffret de cristal emprisonnait un cœur aux artères tranchées, aussi petit qu’un cœur d’agneau…
Il se releva brusquement, son propre cœur battant comme une horloge dont le poids se fût décroché. Pourtant le physicien de l’hôtel, examinant le roi avant son coucher, ne lui avait pas trouvé les humeurs mauvaises. Le sommeil réparerait une fatigue bien explicable ; si la toux persistait, on verrait le lendemain à prescrire quelque tisane au miel, ou à poser des sangsues… Mais Louis n’avait pas avoué les deux défaillances ressenties pendant la cérémonie à Saint-Denis, ce froid qui lui avait saisi les membres, et ce grand vacillement du monde autour de lui. Voilà que le même mal, auquel il ne pouvait pas donner de nom, le reprenait.
Torturé par ses hantises, le Hutin, dans une longue chemise blanche sur laquelle il avait jeté une robe fourrée, marchait à travers la chambre, comme chassé devant lui-même et comme s’il risquait, au moindre arrêt, que la vie l’abandonnât.
N’allait-il pas succomber de la même façon que son père, frappé à la tête par la main de Dieu ? « Moi aussi, pensait-il avec effroi, j’étais présent quand on a brûlé les Templiers, devant ce Palais… » Sait-on jamais la nuit qu’on doit mourir ? Sait-on jamais la nuit qu’on devient fou ? Et s’il parvenait à franchir cette abominable nuit, s’il voyait se lever la tardive aube d’hiver, dans quel état d’épuisement ne serait-il pas le lendemain pour présider son premier Conseil ? Il dirait : « Messires… » Quelles paroles, au fait, devait-il dire ?… « Chacun de nous, mon neveu, subit dans la solitude l’instant du trépas, et c’est vanité de croire qu’il n’en est pas ainsi des instants de la vie…»
— Ah ! Mon oncle, prononça tout haut le Hutin, pourquoi m’avoir dit cela !
Sa propre voix lui parut étrangère. Il continuait d’errer, haletant et frissonnant, autour du grand lit drapé d’ombre.
C’était ce meuble qui l’épouvantait. C’était ce lit qui était maudit, et jamais il ne parviendrait à y dormir. Le lit du mort. « Passerai-je donc ainsi toutes les nuits de mon règne à marcher en rond pour ne pas trépasser ? » se demandait-il. Mais le moyen d’aller coucher ailleurs, d’appeler ses gens pour qu’on lui préparât une autre chambre ? Où puiser le courage d’avouer : « Je ne puis loger ici parce que j’ai peur », et de se présenter aux maîtres de l’hôtel, aux chambellans, ainsi défait, tremblant et désemparé ?
Il était roi et ne savait comment régner ; il était homme et ne savait comment vivre ; il était marié et n’avait point de femme… Et si même Madame de Hongrie acceptait, combien de semaines, de mois lui faudrait-il attendre avant qu’une présence humaine vînt rassurer ses nuits ? « Et voudra-t-elle m’aimer, celle-là ? Ne fera-t-elle point comme l’autre ? »
Soudain il prit sa résolution. Il ouvrit la porte, et alla secouer le premier chambellan qui dormait tout vêtu dans l’antichambre.
— Est-ce toujours dame Eudeline qui veille au linge du Palais ?
3
Il était habituel au Moyen Âge de garder une lampe allumée la nuit au-dessus du lit. Cette pratique était destinée à écarter les mauvais esprits.