— Oui, Sire… Je crois, Sire… répondit Mathieu de Trye.
— Eh bien, sachez-le. Et si c’est elle, faites-la quérir aussitôt.
Surpris, somnolent… « Il dort, lui ! » pensa le Hutin avec haine… le chambellan demanda au roi s’il désirait qu’on changeât ses draps.
Le Hutin eut un geste d’impatience.
— Oui, c’est cela. Allez la quérir, vous dis-je !
Puis il entra dans la chambre et reprit sa ronde anxieuse, en se disant : « Loge-t-elle toujours ici ? Va-t-on la trouver ? »
Dix minutes plus tard, dame Eudeline entra, portant une pile de draps, et Louis X aussitôt sentit qu’il cessait d’avoir froid.
— Monseigneur Louis… je veux dire, Sire ! s’écria la lingère. Je savais bien qu’il ne fallait point vous mettre de draps neufs. On y dort mal. C’est messire de Trye qui l’a voulu ; il affirmait que c’était l’usage. Moi, je voulais donner des draps souvent lavés et bien fins.
C’était une grande femme blonde, épanouie, avec de larges seins, et une belle carrure nourricière qui faisait penser à la paix, à la tiédeur et au repos. Elle avait un peu plus de trente ans, mais son visage exprimait une sorte d’étonnement adolescent et tranquille. De dessous le bonnet blanc qu’elle mettait pour dormir s’échappaient de longues tresses qui avaient la couleur de l’or et qui se dénouaient sur l’épaule de son vêtement de nuit. Elle s’était hâtivement couverte d’une chape.
Louis la regarda un moment sans parler, le temps que Mathieu de Trye, prêt à se rendre utile, comprît qu’on n’avait plus besoin de lui.
— Ce n’est point pour les draps que je vous ai fait venir ici, dit enfin le roi.
Une douce rougeur de confusion monta aux joues de la lingère.
— Oh ! Monseigneur… Sire, je veux dire ! D’être revenu au Palais vous a-t-il fait vous souvenir de moi ?…
Elle avait été sa première maîtresse, dix années plus tôt. Lorsque Louis, âgé de quinze ans, avait appris qu’on allait bientôt le marier à une princesse de Bourgogne, il avait été saisi d’une grande frénésie de découvrir l’amour, en même temps que d’une grande panique à l’idée de ne pas savoir comment se comporter auprès de son épouse. Et tandis que Philippe le Bel et Marigny pesaient les avantages politiques de cette alliance, le jeune prince ne pensait à rien d’autre qu’au mystère de nature. La nuit, il imaginait toutes les dames de la cour succombant à ses ardeurs ; mais le jour, il restait muet en face d’elles, mains tremblantes et regard fuyant.
Et puis, un après-midi d’été, il s’était rué brusquement sur cette belle fille qui, le long d’une galerie déserte, allait devant lui d’un pas calme, les bras chargés de linge. Il s’était lancé contre elle avec violence, avec colère, comme s’il lui en voulait de la peur qu’il avait. C’était elle ou aucune, maintenant ou jamais… Il ne l’avait point violée, d’ailleurs ; son agitation, son anxiété, sa maladresse l’en eussent rendu bien incapable. Il avait exigé d’Eudeline qu’elle lui apprît l’amour. À défaut d’une assurance d’homme, il entendait user de prérogatives de prince. Il avait eu de la chance ; Eudeline ne s’était pas moquée de lui, et dans une pièce de resserre, elle avait mis quelque honneur à se rendre aux désirs de ce fils de roi, lui laissant même croire qu’elle y trouvait de l’agrément. Par la suite, il s’était toujours senti homme devant elle.
Certains matins, lorsqu’il était à se vêtir pour la chasse ou pour aller s’exercer aux armes de tournoi, Louis la faisait appeler ; et Eudeline avait vite compris que le besoin d’aimer ne lui venait que lorsqu’il avait peur. Pendant plusieurs mois, avant l’arrivée de Marguerite de Bourgogne, et même encore après, Eudeline avait ainsi aidé Louis Hutin à surmonter ses terreurs.
— Votre fille, où est-elle à présent ? demanda-t-il.
— Elle demeure chez ma mère, qui l’élève. Je n’ai point voulu qu’elle reste ici avec moi ; elle ressemble trop à son père, répondit Eudeline en souriant à demi.
— De celle-là, au moins, dit Louis, je puis penser qu’elle est de moi.
— Oh ! Certes, Monseigneur ! Elle est bien de vous !… Sire, je veux dire… Son visage chaque jour est plus pareil au vôtre. Et cela serait vous gêner que de la laisser voir aux gens du Palais.
Car une enfant, qui devait être baptisée Eudeline, comme sa mère, avait été conçue de ces amours de hâte. Toute femme un peu douée pour l’intrigue eût assuré sa fortune sur l’état de son ventre, et fait souche de barons. Mais le Hutin tremblait si fort d’avouer la chose au roi Philippe, qu’Eudeline, apitoyée une fois de plus, s’était tue.
Elle avait un mari qui, dans ce temps-là, petit greffier de messire de Nogaret, trottait beaucoup derrière le légiste sur les chemins de France et d’Italie. Trouvant, au retour, sa femme près d’accoucher, il se mit à compter les mois sur ses doigts et commença de s’emporter. Mais ce sont généralement des hommes de même nature qu’une même femme attire. Le greffier ne possédait pas une âme très fortement trempée. Et dès que sa femme lui eut confessé d’où venait le cadeau, la crainte éteignit sa colère comme le vent souffle une bougie. Ayant choisi de prendre lui aussi le parti du silence, il était mort peu après, moins de chagrin d’ailleurs que d’un pernicieux mal d’entrailles rapporté des marais romains.
Et dame Eudeline avait continué de surveiller les lessives du Palais, pour cinq sous le cent de nappes lavées. Elle était devenue première fille lingère, ce qui dans la maison royale était une belle position bourgeoise.
Pendant ce temps, Eudeline la petite grandissait, non sans témoigner de cette position des enfants adultérins à présenter d’évidence sur leurs visages les traits hérités de leur ascendance illégitime ; et dame Eudeline espérait qu’un jour Louis se souviendrait. Il lui avait si fort promis, si solennellement juré que du jour qu’il serait roi il couvrirait sa fille d’or et de titres !
Elle pensait, ce soir, qu’elle avait eu raison de le croire, et s’émerveillait qu’il eût mis tant de promptitude à tenir ses serments. « Il n’est point mauvais de cœur, songeait-elle. Il est hutin de manières, mais il n’est point mauvais. »
Émue par les souvenirs, par le sentiment du temps enfui, par les étrangetés du destin, elle contemplait ce souverain qui avait trouvé naguère entre ses bras le premier accomplissement d’une virilité inquiète, et qui était là, en longue chemise, assis sur une cathèdre, les cheveux tombant jusqu’au menton et les bras autour des genoux.
« Pourquoi, se disait-elle, pourquoi est-ce à moi que cela est arrivé ? »
— Quel âge a ta fille, aujourd’hui ? demanda Louis X. Neuf ans, n’est-ce pas ?
— Neuf ans tout juste, Sire.
— Je lui ferai une position de princesse aussitôt qu’elle sera en âge d’être mariée. Je le veux. Et toi, que désires-tu ?
Il avait besoin d’elle. C’eût été l’instant ou jamais d’en profiter. La discrétion ne vaut rien avec les grands de la terre, et il faut se hâter d’exprimer un besoin, une exigence, un souhait, fût-ce à s’en inventer, lorsqu’ils se proposent à les satisfaire. Car ensuite ils se sentent déliés de reconnaissance simplement pour avoir offert, et ils négligent de donner. Le Hutin aurait volontiers passé la nuit à préciser ses largesses, pour qu’Eudeline lui tînt compagnie jusqu’à l’aube. Mais, surprise par la question, elle se contenta de répondre :
— Ce qu’il vous plaira, Sire.
Aussitôt, il ramena ses pensées sur lui-même.
— Ah ! Eudeline, Eudeline, s’écria-t-il, j’aurais dû t’appeler à l’hôtel de Nesle où j’ai été bien en peine ces mois-ci.
— Je sais, Monseigneur Louis, que vous avez été fort mal aimé de votre épouse… Mais je n’aurais point osé venir à vous ; j’ignorais si vous auriez eu joie ou honte à me revoir.