Il se leva et dit :
— Monseigneur, quand un prince brouillon comme l’est le nôtre s’entiche vraiment d’un serviteur, on a beau lui en dénoncer les méfaits, il le pardonnera, il lui trouvera excuse, et s’y attachera davantage qu’il l’aura davantage couvert.
— Sauf à prouver au prince que les méfaits ont été commis à son endroit. Il ne s’agit point de dénoncer l’archevêque ; il s’agit de le faire chanter… la muselière au nez.
— J’entends bien, j’entends bien. Vous voulez vous servir du frère contre le frère. Cela peut réussir. L’archevêque, pour autant que je le connaisse, n’a pas une âme de bronze… Allons ! Il y a des risques qu’il faut prendre.
Et il remit à Robert d’Artois le document que Guccio avait rapporté de Cressay.
Bien qu’archevêque de Sens, Jean de Marigny résidait le plus souvent à Paris, principal diocèse de sa juridiction. Une partie du palais épiscopal lui était réservée. Ce fut là, dans une belle salle voûtée et qui sentait fort l’encens, que le surprit la soudaine entrée du comte de Valois et de Robert d’Artois.
L’archevêque tendit à ses visiteurs son anneau à baiser. Valois fit mine de ne pas remarquer le geste, et d’Artois haussa vers ses lèvres les doigts de l’archevêque avec une si désinvolte impudence qu’on eût cru qu’il allait jeter cette main par-dessus son épaule.
— Monseigneur Jean, dit Charles de Valois, il faudrait bien nous expliquer pour quelles raisons vous et votre frère vous opposez si fort à l’élection du cardinal Duèze, en Avignon, de telle sorte que ce conclave ressemble tout juste à un collège de fantômes.
Jean de Marigny pâlit un peu, et, d’un ton plein d’onction, répondit :
— Je ne comprends point votre reproche, Monseigneur, ni ce qui le motive. Je ne m’oppose à aucune élection. Mon frère agit au mieux, j’en suis sûr, pour aider aux intérêts du royaume, et moi-même je m’emploie à les servir, dans les limites de mon sacerdoce. Mais le conclave dépend des cardinaux, et non de nos désirs.
— C’est ainsi que vous le prenez ? Soit ! répliqua Valois. Mais puisque la Chrétienté peut se passer de pape, l’Archidiocèse de Sens pourrait peut-être aussi se passer d’archevêque !
— Je n’entends rien à vos paroles, Monseigneur, sinon qu’elles sonnent comme une menace contre un ministre de Dieu.
— Serait-ce Dieu par hasard, messire archevêque, qui vous aurait commandé de détourner certains biens des Templiers ? dit alors d’Artois. Et pensez-vous que le roi, qui est aussi le représentant de Dieu sur la terre, puisse tolérer en la chaire cathédrale de sa maîtresse ville un prélat déshonnête ? Reconnaissez-vous ceci ?
Et il tendit, au bout de son poing énorme, la décharge remise par Tolomei.
— C’est un faux ! s’écria l’archevêque.
— Si c’est un faux, répliqua Robert, hâtons-nous alors de faire éclater la justice. Faites donc procès devant le roi pour qu’on découvre le faussaire !
— La majesté de l’Église n’aurait rien à y gagner…
— … et vous tout à y perdre, j’imagine, Monseigneur.
L’archevêque s’était assis dans une grande cathèdre. « Ils ne reculeront devant rien », pensait-il. Son acte frauduleux remontait à plus d’un an ; les profits en étaient mangés. Deux mille livres dont il avait eu besoin… et toute sa vie allait s’écrouler pour cela. Le cœur lui cognait dans la poitrine, et il se sentait ruisseler de sueur sous ses vêtements violets.
— Monseigneur Jean, dit alors Charles de Valois, vous êtes encore bien jeune, et vous avez un bel avenir devant vous, dans les affaires de l’Église comme celles du royaume. Ce que vous avez commis là…
Il cueillit avec superbe le parchemin aux doigts de Robert d’Artois.
— … est un errement excusable dans ce temps que toute morale se défait ; vous avez agi sous de mauvaises incitations. Si l’on ne vous avait pas commandé de condamner les Templiers, vous n’auriez pas eu lieu à trafiquer de leurs biens. Il serait grand dommage qu’une faute, qui n’est après tout que d’argent, ternît l’éclat de votre position et vous obligeât à disparaître du monde. Car si cet écrit venait aux yeux d’un tribunal d’Église, malgré le dépit que nous en aurions, cela vous conduirait tout droit en la cellule d’un couvent… À la vérité, Monseigneur, vous accomplissez un bien plus grave manquement en servant les agissements de votre frère contre les vœux du roi. Pour moi, c’est la faute que je vous reproche avant tout. Et, si vous acceptez de dénoncer cette seconde erreur, je vous tiendrai volontiers quitte de la première.
— Que m’imposez-vous ? demanda l’archevêque.
— Abandonnez le parti de votre frère, qui ne vaut plus rien, et venez révéler au roi Louis tout ce que vous savez de ses méchants ordres touchant le conclave.
Le prélat était de pâte molle. La lâcheté lui venait spontanément dans les heures difficiles. La peur qu’il ressentait ne lui laissa même pas le temps de penser à son frère auquel il devait tout ; il ne songea qu’à lui-même. Et cette absence d’hésitation lui permit de garder une apparente dignité dans le maintien.
— Vous m’avez ouvert la conscience, dit-il, et je suis prêt, Monseigneur, à racheter mon erreur dans le sens que vous me dicterez. J’aimerais seulement que ce parchemin me fût rendu.
— C’est chose faite, dit le comte de Valois en lui remettant le document. Il suffit que Monseigneur d’Artois et moi-même l’ayons vu ; notre témoignage vaut devant tout le royaume. Vous allez nous accompagner dans l’instant à Vincennes ; un cheval vous attend en bas.
L’archevêque se fit donner son manteau, ses gants brodés, son bonnet, et il descendit lentement, majestueusement, précédant les deux barons.
— Jamais, murmura d’Artois à Charles de Valois, jamais je n’ai vu homme au monde ramper avec une telle hauteur.
IV
L’IMPATIENCE D’ÊTRE VEUF
Chaque roi, chaque homme a ses plaisirs qui, mieux que toute autre chose, révèlent les tendances profondes de sa nature. Louis X montrait peu d’inclination à la chasse, aux joutes, aux passes d’armes, et, de façon générale, à aucun exercice où il risquait blessure. Il aimait depuis l’enfance la longue paume qui se jouait avec des balles de cuir ; mais il s’y essoufflait et échauffait trop vite. Son divertissement préféré consistait à s’installer, un arc en main, dans un jardin fermé, et à tirer au vol, de fort près, des oiseaux, pigeons ou colombes, qu’un écuyer laissait l’un après l’autre échapper d’un grand panier d’osier.
Profitant de l’allongement du jour, il était occupé à ce délassement cruel, dans une petite cour de Vincennes disposée comme un cloître, lorsque son oncle et son cousin, en fin d’après-midi, lui amenèrent l’archevêque.
L’herbe verte et rase, qui couvrait le sol de la cour, était souillée de plumes et de sang. Une colombe, clouée par l’aile à une poutre du déambulatoire, continuait de se débattre et criait ; d’autres, mieux atteintes, gisaient éparses, leurs pattes minces roidies et crispées. Le Hutin poussait une exclamation de joie chaque fois qu’une de ses flèches perçait un oiseau.
— Une autre ! lançait-il aussitôt à l’écuyer.
Si la flèche, manquant son but, allait s’épointer sur un mur, Louis reprochait alors à l’écuyer d’avoir lâché la colombe au mauvais instant ou du mauvais côté.
— Sire mon neveu, dit Charles de Valois, vous me paraissez plus habile aujourd’hui que jamais ; mais si vous consentiez à interrompre un instant vos exploits, je pourrais vous entretenir des choses bien plus graves que je vous ai annoncées.