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Les murs, les visages lui semblaient vaciller autour d’elle.

— Quand ? demanda Robert.

— Mais voici longtemps… des semaines, deux mois il me semble, et j’attends depuis d’être délivrée…

— À qui avez-vous confié cette lettre ?

— Mais… à Bersumée.

Et soudain Marguerite pensa, affolée : « Ai-je vraiment écrit ? C’est affreux, je ne sais plus… je ne sais plus rien. »

— Demandez à Blanche, murmura-t-elle.

Il se fit un grand bruit auprès d’elle. Robert d’Artois s’était levé, et secouait quelqu’un par le collet en criant si fort que Marguerite avait peine à comprendre les mots.

— Mais, oui, Monseigneur, moi-même… je l’ai portée… répondait la voix affolée de Bersumée.

— Où l’as-tu remise ? À qui ?

— Lâchez-moi, Monseigneur, lâchez-moi ! Vous m’étouffez. À Monseigneur de Marigny. J’ai obéi aux ordres.

Le capitaine de forteresse ne put esquiver le coup de poing qui l’atteignit en plein visage, un vrai coup de masse sous lequel il gémit et oscilla.

— Est-ce que je m’appelle Marigny ? hurlait d’Artois. Quand on te charge d’un pli pour moi, est-ce à un autre que tu dois le remettre ?

— Mais il m’avait affirmé, Monseigneur…

— Tais-toi, animal. Je m’occuperai de solder ton compte un peu plus tard ; et puisque tu es si fidèle à Marigny, je vais t’envoyer le rejoindre dans son cachot du Louvre, dit d’Artois.

Puis, revenant à Marguerite :

— Je n’ai jamais reçu votre lettre, ma cousine. Marigny l’a gardée pour lui.

— Ah ! bien ! fit-elle.

Elle était presque rassurée ; au moins acquérait-elle la certitude d’avoir vraiment écrit.

À ce moment, le sergent Lalaine entra, apportant la cruche demandée. Robert d’Artois se rassit, et regarda boire Marguerite.

« Que ne me suis-je muni de poison ! se dit-il. C’eût été peut-être le moyen le plus facile. Je suis sot de n’y avoir point pensé… Ainsi, elle avait accepté ; et nous n’en avons rien su. Oui, tout cela est grande sottise, en vérité. Mais à présent, il est trop tard pour y rien changer. Et de toute manière, dans l’état où je la vois, il ne saurait lui rester de longues journées à vivre. »

Ayant soulagé sa colère contre Bersumée, il se sentait détaché et presque triste. Il se tenait, massif, les mains posées sur les cuisses, et entouré d’hommes de guerre armés jusqu’à la tête, devant ce grabat où gisait une femme épuisée. Pourtant avait-il assez détesté Marguerite lorsqu’elle était reine de Navarre et promise au trône de France ! Que n’avait-il tramé pour la perdre, multipliant intrigues, voyages, liguant contre elle et la cour d’Angleterre et la cour de France ? L’hiver dernier encore, si puissant baron qu’il fût, si misérable prisonnière qu’elle se trouvât, il l’eût volontiers broyée quand elle lui opposait son refus. Maintenant, son triomphe le conduisait plus loin qu’il n’eût voulu aller. Il n’éprouvait pas de pitié, seulement une espèce d’indifférence écœurée, de lassitude amère. Tant de moyens mobilisés contre un corps amaigri et malade, une pensée sans défense ! La haine, en Robert, s’était éteinte soudain, parce qu’il ne rencontrait plus de résistance à la mesure de sa force.

Il se prenait à regretter, oui, sincèrement, que la lettre ne lui fût pas parvenue, et mesurait l’absurdité des enchaînements du sort. Sans le zèle obtus de cet âne de Bersumée, Louis X, à l’heure présente, eût été déjà en mesure de se remarier, Marguerite installée en un couvent tranquille, et Marigny sans doute encore en liberté. Sinon même toujours au pouvoir. Nul n’eût été acculé aux solutions extrêmes, et lui-même, Robert d’Artois, ne se fût pas trouvé là, chargé d’exécuter une mourante.

— Ce veuvage est nécessaire, mais il doit s’accomplir dans le secret de la famille, lui avait dit Charles de Valois.

Et Robert avait accepté la mission, pour cette raison d’abord qu’elle lui donnerait barre désormais et sur Valois et sur le roi. De tels services se payent sans fin… Et puis le sort, à y mieux regarder, n’était absurde qu’en apparence ; chacun, par les actes que lui dictait sa propre nature, avait contribué à ce qu’il ne pût se dérouler autrement. « N’est-ce pas moi qui ai commencé cette affaire l’année dernière à Westminster ? Il me revient donc de la terminer. Mais aurais-je eu à la commencer si Marigny, pour conclure les mariages de Bourgogne, ne m’avait pas fait dépouiller du comté d’Artois au profit de ma tante Mahaut ? Et Marigny, à cette heure, se morfond au Louvre. » Le destin montrait quelque logique.

Robert s’aperçut que tout le monde dans la pièce le regardait, Marguerite de dessus son grabat, Bersumée qui se frottait la mâchoire, Lalaine qui avait repris la cruche, le valet Lormet adossé contre le mur dans la pénombre, le chapelain serrant une écritoire sur son ventre. Ils semblaient tous stupéfaits de le voir méditer.

Le géant s’ébroua.

— Vous voyez, ma cousine, dit-il, combien Marigny est votre ennemi, comme il est notre ennemi à tous. Cette lettre volée nous en fournit une nouvelle preuve. Sans Marigny, je gage que vous n’auriez jamais été accusée, ni jugée, ni traitée de la sorte. Ce félon s’est ingénié à vous nuire, autant qu’à nuire au roi et au royaume. Mais aujourd’hui, il est arrêté, et je viens recueillir vos griefs contre lui afin de hâter à la fois la justice du roi et votre grâce.

— Que dois-je déclarer ? demanda Marguerite.

Le vin qu’elle avait bu lui faisait battre le cœur plus vite encore ; elle respirait de manière hachée, et se tenait la poitrine.

— Je vais dicter pour vous au chapelain, dit Robert.

Le dominicain en disgrâce s’assit par terre, la tablette à écrire posée sur ses genoux ; la chandelle posée à côté de lui éclairait d’en bas les trois visages.

Robert sortit de son aumônière une feuille pliée, portant un texte noté qu’il lut au chapelain.

— « Sire, mon époux, je me meurs de chagrin et de maladie. Je vous supplie de m’accorder pardon, car si vous ne le faites pas vite…»

— Un instant, Monseigneur, je ne puis vous suivre, dit le chapelain ; je n’écris point comme vos clercs de Paris.

«… car, si vous ne le faites pas vite, je sens que j’ai bien peu à vivre et que l’âme va s’enfuir de moi. Tout est de la faute de messire de Marigny qui m’a voulu perdre dans votre estime et dans celle du feu roi par dénonciation dont je jure la fausseté, et qui m’a fait par odieux traitement réduire…»

— Monseigneur, puis-je… un instant encore.

Le chapelain cherchait son grattoir pour racler une aspérité du vélin.

Robert dut attendre un moment, avant de reprendre et de terminer :

— «… réduire à la misère où je suis. Tout est venu de ce méchant homme. Je vous prie encore de me sauver de l’état où me voici et vous assure que je n’ai jamais cessé de vous être épouse obéissante dans la volonté de Dieu. »

Marguerite s’était soulevée un peu sur son grabat. Elle ne comprenait rien à l’énorme contradiction par laquelle on voulait maintenant qu’elle se proclamât innocente.

— Mais alors, mon cousin, mais alors, demanda-t-elle, tous les aveux que vous m’aviez demandés ?

— Ils ne sont plus nécessaires, ma cousine, répondit Robert ; ce que vous allez signer ici remplacera tout.

Car l’important à présent, pour Charles de Valois, était de recueillir le plus de témoignages possible, vrais ou faux, contre Enguerrand. Celui-ci était de taille, qui offrait en outre l’avantage de laver, au moins d’apparence, le déshonneur du roi, et surtout de faire annoncer par la reine l’imminence de son propre trépas. En vérité, Messeigneurs de Valois et d’Artois étaient gens d’imagination !