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— Et Blanche, que va-t-elle devenir ? A-t-on pensé à Blanche ?

— Ne vous en souciez pas, dit Robert. Tout sera fait pour elle.

Marguerite traça son nom au bas du parchemin.

Robert d’Artois, alors, se leva et se pencha au-dessus d’elle. Les assistants avaient reculé vers le fond de la pièce. Le géant posa la main sur l’épaule de Marguerite.

Au contact de cette large paume, Marguerite sentit une bonne chaleur apaisante lui descendre dans le corps. Elle croisa ses mains décharnées sur les doigts de Robert, comme si elle craignait qu’il les retirât trop vite.

— Adieu, ma cousine, dit-il. Adieu. Je vous souhaite de bien reposer.

— Robert, demanda-t-elle à voix basse en renversant la tête pour chercher son regard, l’autre fois que vous êtes venu et m’avez voulu prendre, me désirez-vous vraiment ?

Nul homme n’est absolument mauvais. Robert d’Artois eut à ce moment l’une des rares paroles de charité qui eusse jamais passé ses lèvres.

« Oui, ma belle cousine, je vous ai bien aimé. »

Et il sentit qu’elle se détendait sous sa main, calmée, presque heureuse. Être aimée, être désirée avait été la vraie raison de vivre de cette reine, bien plus qu’aucune couronne.

Elle vit son cousin s’éloigner d’elle en même temps que la lumière ; il lui paraissait irréel tant il était grand, et faisait songer, dans cette pénombre, au héros invincible des lointaines légendes.

La robe blanche du dominicain, le bonnet de loup de Bersumée disparurent. Robert poussait son monde devant lui. Un instant il demeura sur le seuil, comme s’il éprouvait une hésitation et avait encore quelque chose à dire. Puis la porte se referma, l’obscurité redevint totale, et Marguerite avec émerveillement n’entendit pas l’habituel bruit des verrous.

Ainsi, on ne la cadenassait plus, et l’omission de ce geste, pour la première fois depuis 350 jours, lui parut la promesse de la délivrance.

Demain, on la laisserait descendre, et se promener à sa guise dans Château-Gaillard ; et puis, bientôt, une litière viendrait la prendre et l’emporter vers les arbres, les villes et les hommes…

« Pourrais-je me mettre debout ? se disait-elle. Aurais-je la force ? Oh ! Oui, la force me reviendra ! »

Son front, sa gorge, ses bras étaient brûlants ; mais elle guérirait, elle savait qu’elle guérirait. Elle savait aussi qu’elle ne pourrait pas dormir du reste de la nuit. Mais elle aurait l’espoir pour compagnie jusqu’à l’aube !

Soudain, elle perçu un bruit infime, pas même un bruit, cette sorte de froissement dans le silence Que produit le souffle d’un être vivant. Quelqu’un se tenait dans la pièce.

« Blanche ! cria-t-elle. Est-ce toi ? »

Peut-être avait-on déverrouillé aussi les fermetures du second étage. Pourtant, il ne lui semblait pas que la porte se fut rouverte. Et pourquoi sa cousine aurait-elle pris tant de précaution pour avancer ? À moins que… Blanche n’était pas devenue folle subitement…

« Blanche ! » répéta Marguerite d’une voix angoissée.

Le silence retomba, et Marguerite à un moment pensa que sa fièvre inventait des présences. Mais, l’instant d’après, elle entendit le même souffle retenu, plus près, et un très léger crissement sur le sol, comme celui que produisent les ongles d’un chien. On respirait à côté d’elle. C’était peut-être vraiment un chien, le chien de Bersumée entré sur les pas de son maître et oublié là. Ou bien des rats… les rats avec leurs petits pas d’hommes, leurs frôlements, leurs complots affairés, leur manière étrange de travailler la nuit à de mystérieuses tâches. À plusieurs reprises, les rats étaient apparus dans la tour, et Bersumée avait amené son chien, justement, pour les tuer. Mais on n’entend pas les rats respirer.

Elle se dressa brusquement sur sa couche, le cœur affolé ; un objet de métal, arme ou boucle, venait de racler la pierre du mur. Les yeux désespérément ouverts, Marguerite interrogeait les ténèbres autour d’elle.

— Qui est là ? cria-t-elle.

De nouveau ce fut le silence. Mais elle savait à présent qu’elle n’était pas seule. Elle retenait elle aussi, inutilement, sa respiration. Une angoisse comme jamais elle n’en avait ressenti l’étreignait. Elle allait mourir dans quelques instants ; elle en avait l’intolérable certitude ; et l’horreur qu’elle éprouvait dans cette attente de l’inadmissible se doublait de l’horreur de ne savoir comment elle allait mourir, ni en quelle place son corps allait être frappé, ni quelle était la présence invisible qui s’approchait d’elle le long du mur.

Une forme ronde, un peu plus noire que la nuit, heurta soudain le lit. Marguerite poussa un hurlement que Blanche de Bourgogne, à l’étage au-dessus, perçut à travers les pierres et qu’elle se souviendrait toujours d’avoir entendu. Le cri fut tranché court.

Deux mains avaient rabattu le drap sur la bouche de Marguerite, et le tordaient autour de sa gorge. Le crâne maintenu contre une épaisse poitrine, les bras battant l’air et tout le corps luttant pour tenter de se délivrer, Marguerite râlait à bruits étouffés. L’étoffe qui lui emprisonnait le cou se resserrait comme un collier de plomb brûlant. La reine suffoquait. Ses yeux s’emplirent de feu ; d’énormes cloches de bronze se mirent à battre dans ses tempes. Mais le tueur possédait un tour de main bien à lui ; la corde des cloches se cassa brusquement, et Marguerite tomba dans le gouffre obscur, sans parois et sans terme.

Quelques minutes plus tard, dans la cour de Château-Gaillard, Robert d’Artois, qui gagnait du temps en buvant un gobelet de vin avec ses écuyers, vit Lormet s’approcher de lui et feindre de sangler son cheval. Les torches avaient été éteintes ; le jour allait poindre. Hommes et montures flottaient dans une brume grise.

— C’est fait, Monseigneur, murmura Lormet.

— Point de traces ? demanda Robert à voix basse.

— Je ne pense pas, Monseigneur. La face ne sera pas noire ; j’ai rompu les os du col. Et j’ai remis le lit en ordre.

— Cela n’était point travail aisé.

— Vous savez bien que je suis comme les chouettes, Monseigneur ; j’y vois la nuit.

D’Artois, s’étant hissé en selle, appela Bersumée.

— J’ai trouvé Madame Marguerite bien mal en point, lui dit-il. Je crains fort, à voir son état, qu’elle ne dure pas la semaine. Si elle venait à trépasser, voici les ordres : tu cours à Paris sans autre allure que le galop, et tu te présentes tout droit chez Monseigneur de Valois, pour lui apprendre la nouvelle à lui le premier, et à lui seul. Chez Monseigneur de Valois, tu m’as bien entendu. Tâche cette fois à ne pas te tromper d’adresse, et sache clore ton bec. Rappelle-toi que ton Monseigneur de Marigny est en prison, et que tu pourrais bien avoir une place dans la fournée qui s’apprête pour les potences du roi.

L’aube commençait à paraître derrière la forêt des Andelys, soulignant d’une mince lueur, entre le gris et le rosé, l’horizon des arbres. En bas, le fleuve miroitait faiblement.

Robert d’Artois, descendant de la falaise de Château-Gaillard, sentait sous lui les mouvements réguliers de son cheval dont les flancs tièdes frémissaient contre ses bottes. Il s’emplit les poumons d’un grand coup d’air matinal.

— C’est bon tout de même d’être vivant, murmura-t-il.

— Oui, Monseigneur, c’est bon, répondit Lormet. Pour sûr, ça va être une belle journée de soleil.

VI