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C’était donc d’un cachot du Châtelet que Marigny, dans la nuit du 30 avril 1315, contemplait le ciel à travers un soupirail.

Il n’avait pas peur de la mort ; du moins s’entraînait-il à l’acceptation de l’inévitable. Mais l’idée de la malédiction obsédait sa pensée ; car l’iniquité était si totale qu’il lui fallait y voir, à travers et par-dessus la subite rage des hommes, le signe manifesté d’une plus haute volonté. « Était-ce la colère divine, vraiment, qui s’exprimait par la bouche du grand-maître ? Pourquoi avons-nous tous été maudits, et ceux même qui n’étaient pas nommés, simplement d’avoir été présents ? Pourtant, nous n’avions agi que pour le bien du royaume, la grandeur de l’Église et la pureté de la Foi. Qu’est-ce donc qui a provoqué cet acharnement du Ciel contre chacun de nous ? »

Alors que quelques heures seulement le séparaient de son propre supplice, il revenait en esprit sur les étapes du procès des Templiers, comme si c’eût été là, plus qu’en aucune autre de ses actions publiques ou privées, que se cachait l’ultime explication qu’il lui fallait découvrir avant de mourir. Et à remonter lentement les marches de sa mémoire, avec application ainsi qu’il en avait mis toujours à toutes choses, il parvint à une sorte de seuil où soudain la lumière se fit et où il comprit tout.

La malédiction ne venait pas de Dieu. Elle venait de lui-même et ne prenait origine que dans ses propres actes. Et ceci était également vrai pour tous les hommes et pour tous les châtiments.

« Les Templiers ne montraient plus guère d’attachement à leur règle ; ils s’étaient détournés du service de la Chrétienté pour ne s’occuper plus que du commerce de l’argent ; les vices se glissaient dans leurs rangs et pourrissaient leur grandeur ; par cela ils portaient en eux leur malédiction, et il y avait justice à supprimer l’Ordre. Mais pour en finir avec les Templiers, j’ai fait nommer archevêque mon frère, homme ambitieux et lâche, afin qu’il les condamnât pour de faux crimes ; il n’est donc point surprenant que mon frère se soit assis au tribunal qui, pour de faux crimes, m’a condamné. Je ne dois pas lui reprocher sa trahison ; j’en suis le fauteur… Parce que Nogaret avait torturé trop d’innocents pour en extraire les aveux qu’il croyait nécessaires au bien public, ses ennemis ont fini par l’empoisonner… Parce que Marguerite de Bourgogne avait été mariée par politique à un prince qu’elle n’aimait pas, elle a trahi le mariage ; parce qu’elle a trahi, elle a été découverte et emprisonnée. Parce que j’ai brûlé sa lettre qui aurait pu libérer le roi Louis, j’ai perdu Marguerite et je me suis perdu en même temps… Parce que Louis l’a fait assassiner en me chargeant du crime, que lui arrivera-t-il ? Qu’arrivera-t-il à Charles de Valois qui ce matin va me faire pendre pour des fautes qu’il m’invente ? Qu’arrivera-t-il à Clémence de Hongrie si elle accepte, pour être reine de France, d’épouser un meurtrier ?… Même lorsque nous sommes punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre punition. Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa malédiction. »

Et quand il eut découvert cela, Enguerrand de Marigny cessa de haïr quiconque et de tenir autrui pour responsable de son sort. C’était son acte de contrition qu’il avait prononcé, mais autrement efficace que par le moyen de prières apprises. Il se sentait en grande paix, et comme d’accord avec Dieu pour accepter que le destin s’achevât de cette façon.

Il demeura fort calme jusqu’à l’aube, et n’eut pas l’impression de redescendre du seuil lumineux où sa méditation venait de le placer.

Vers l’heure de prime, il entendit quelque tumulte par-delà les murailles. Quand il vit entrer le prévôt de Paris, le lieutenant criminel et le procureur, il se mit debout lentement et attendit qu’on lui ôtât ses fers. Il prit le manteau d’écarlate qu’il portait le jour de son arrestation et s’en couvrit les épaules. Il éprouvait une étrange sensation de force, et se répétait constamment cette vérité qui lui était apparue : « Tout acte injuste, même commis pour une cause juste…»

— Où me conduit-on ? demanda-t-il.

— À Montfaucon, messire.

— C’est fort bien ainsi. J’ai fait reconstruire ce gibet. Je finirai donc dans mes œuvres.

Il sortit du Châtelet dans une charrette à quatre chevaux, précédée, suivie, encadrée de plusieurs compagnies d’archers et de sergents du guet. « Quand je commandais au royaume, je ne prenais que trois sergents pour m’escorter. Et j’en ai trois centaines pour me mener mourir…»

Aux hurlements de la foule, Marigny, debout dans la charrette, répondait :

— Bonnes gens, priez Dieu pour moi.

Le cortège fit halte au bout de la rue Saint-Denis, devant le couvent des Filles-Dieu. On invita Marigny à descendre, et on l’amena dans la cour, au pied d’un crucifix de bois placé sous un dais. « C’est vrai, c’est ainsi que cela se passe, se dit-il, mais je n’y avais jamais assisté. Et pourtant combien d’hommes ai-je envoyés au gibet… J’ai connu seize années de fortune pour me payer du bien que j’ai pu faire, seize journées de malheur et un matin de mort pour me punir du mal… Dieu m’est miséricordieux. »

Sous le crucifix, l’aumônier du couvent récita, devant Marigny agenouillé, la prière des morts. Puis les religieuses apportèrent au condamné un verre de vin, et trois morceaux de pain qu’il mâcha lentement, appréciant une dernière fois le goût des nourritures de ce monde. Dans la rue, les Parisiens continuaient de hurler. « Le pain qu’ils mangeront tout à l’heure leur semblera moins bon que celui qu’on vient de me donner », pensa Marigny en remontant en charrette.

Le convoi franchit les murs de la ville. Après un quart de lieue, et une fois les faubourgs traversés, apparut, dressé sur une butte, le gibet de Montfaucon.[16]

Rebâti dans les années récentes, sur l’emplacement du vieux gibet qui datait de Saint Louis, Montfaucon se présentait comme une grande halle inachevée, sans toit. Seize piliers de maçonnerie, debout contre le ciel, s’élevaient d’une vaste plate-forme carrée qui elle-même prenait assise sur de gros blocs de pierre brute. Au centre de la plate-forme s’ouvrait une large fosse qui servait de charnier ; et les potences s’alignaient le long de cette fosse. Les piliers de maçonnerie étaient réunis par de doubles poutres et par des chaînes de fer où l’on accrochait les corps après l’exécution ; on les y laissait pourrir au vent et aux corbeaux, pour servir d’exemple et inspirer le respect de la justice royale.

Ce jour-là une dizaine de corps se trouvaient suspendus, les uns nus, les autres habillés jusqu’à la ceinture et les reins seulement ceints d’un lambeau de toile, selon que les bourreaux avaient eu droit à tout ou partie des vêtements. Certains de ces cadavres étaient presque déjà à l’état de squelettes ; d’autres commençaient de se décomposer, la face verte ou noire, avec d’affreuses liqueurs suintant des oreilles et de la bouche, et des lambeaux de chair, arrachés par le bec des oiseaux, rabattus sur les étoffes. Une odeur horrible se répandait à l’entour.

Une foule tôt levée, nombreuse, était venue assister au supplice ; les archers formaient cordon pour en contenir les remous.

Lorsque Marigny descendit de la charrette, un prêtre s’approcha et le convia à faire l’aveu des fautes pour lesquelles il était condamné.

— Non, mon père, dit Marigny.

Il nia avoir voulu envoûter Louis X ou aucun prince royal, nia avoir volé dans le Trésor, nia tous les chefs d’accusation qu’on avait portés contre lui, et réaffirma que les actions qu’on lui reprochait avaient toutes été commandées ou approuvées par le feu roi son maître.

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16

Le gibet de Montfaucon se trouvait sur une butte isolée, à gauche de l’ancienne route de Meaux, environ l’actuelle rue de la Grange-aux-Belles.

Enguerrand de Marigny fut le second d’une longue liste de ministres, et particulièrement de ministres des Finances, qui terminèrent leur carrière à Montfaucon. Avant lui, Pierre de la Brosse, trésorier de Philippe III le Hardi, y avait été pendu ; après lui, Pierre Rémy et Macci dei Macci, respectivement trésorier et changeur de Charles IV le Bel, René de Siran, maître de la monnaie de Philippe VI, Olivier le Daim, favori de Louis XI, Beaune de Samblançay, surintendant des Finances de Charles VIII, Louis XII et François Ier, y subirent le même sort. Le gibet cessa d’être utilisé à partir de 1627.