Revenons à la chambre du milieu, à la chambre aux deux compartiments.
C’est là qu’est introduit le vulgaire des consultants; c’est là que les ibis égyptiens, les momies aux bandelettes dorées, le crocodile bâillant au plafond, les têtes de mort aux yeux vides et aux dents branlantes, enfin les bouquins poudreux vénérablement rongés par les rats, offrent à l’œil du visiteur le pêle-mêle d’où résultent les émotions diverses qui empêchent la pensée de suivre son droit chemin. Derrière le rideau sont des fioles, des boîtes particulières, des amphores à l’aspect sinistre; tout cela est éclairé par deux petites lampes d’argent exactement pareilles, qui semblent enlevées à quelque autel de Santa-Maria-Novella ou de l’église Dei Servi de Florence, et qui, brûlant une huile parfumée, jettent leur clarté jaunâtre du haut de la voûte sombre où chacune est suspendue par trois chaînettes noircies.
René, seul et les bras croisés, se promène à grands pas dans le second compartiment de la chambre du milieu, en secouant la tête. Après une méditation longue et douloureuse, il s’arrête devant un sablier.
– Ah! ah! dit-il, j’ai oublié de le retourner, et voilà que depuis longtemps peut-être tout le sable est passé.
Alors, regardant la lune qui se dégage à grand-peine d’un grand nuage noir qui semble peser sur la pointe du clocher de Notre-Dame:
– Neuf heures, dit-il. Si elle vient, elle viendra comme d’habitude, dans une heure ou une heure et demie; il y aura donc temps pour tout.
En ce moment on entendit quelque bruit sur le pont. René appliqua son oreille à l’orifice d’un long tuyau dont l’autre extrémité allait s’ouvrir sur la rue, sous la forme d’une tête de Guivre.
– Non, dit-il, ce n’est ni elle, ni elles. Ce sont des pas d’hommes; ils s’arrêtent devant ma porte; ils viennent ici. En même temps trois coups secs retentirent. René descendit rapidement; cependant il se contenta d’appuyer son oreille contre la porte sans ouvrir encore. Les mêmes trois coups secs se renouvelèrent.
– Qui va là? demanda maître René.
– Est-il bien nécessaire de dire nos noms? demanda une voix.
– C’est indispensable, répondit René.
– En ce cas, je me nomme le comte Annibal de Coconnas, dit la même voix qui avait déjà parlé.
– Et moi, le comte Lerac de la Mole, dit une autre voix qui, pour la première fois, se faisait entendre.
– Attendez, attendez, messieurs, je suis à vous. Et en même temps René, tirant les verrous, enlevant les barres, ouvrit aux deux jeunes gens la porte qu’il se contenta de fermer à la clef; puis, les conduisant par l’escalier extérieur, il les introduisit dans le second compartiment. La Mole, en entrant, fit le signe de la croix sous son manteau; il était pâle, et sa main tremblait sans qu’il pût réprimer cette faiblesse. Coconnas regarda chaque chose l’une après l’autre, et trouvant au milieu de son examen la porte de la cellule, il voulut l’ouvrir.
– Permettez, mon gentilhomme, dit René de sa voix grave et en posant sa main sur celle de Coconnas, les visiteurs qui me font l’honneur d’entrer ici n’ont la jouissance que de cette partie de la chambre.
– Ah! c’est différent, reprit Coconnas; et, d’ailleurs, je sens que j’ai besoin de m’asseoir. Et il se laissa aller sur une chaise.
Il se fit un instant de profond silence: maître René attendait que l’un ou l’autre des deux jeunes gens s’expliquât. Pendant ce temps, on entendait la respiration sifflante de Coconnas, encore mal guéri.
– Maître René, dit-il enfin, vous êtes un habile homme, dites-moi donc si je demeurerai estropié de ma blessure, c’est-à-dire si j’aurai toujours cette courte respiration qui m’empêche de monter à cheval, de faire des armes et de manger des omelettes au lard.
René approcha son oreille de la poitrine de Coconnas, et écouta attentivement le jeu des poumons.
– Non, monsieur le comte, dit-il, vous guérirez.
– En vérité?
– Je vous l’affirme.
– Vous me faites plaisir. Il se fit un nouveau silence.
– Ne désirez-vous pas savoir encore autre chose, monsieur le comte?
– Si fait, dit Coconnas; je désire savoir si je suis véritablement amoureux.
– Vous l’êtes, dit René.
– Comment le savez-vous?
– Parce que vous le demandez.
– Mordi! je crois que vous avez raison. Mais de qui?
– De celle qui dit maintenant à tout propos le juron que vous venez de dire.
– En vérité, dit Coconnas stupéfait, maître René, vous êtes un habile homme. À ton tour, La Mole. La Mole rougit et demeura embarrassé.
– Eh! que diable! dit Coconnas, parle donc!
– Parlez, dit le Florentin.
– Moi, monsieur René, balbutia La Mole dont la voix se rassura peu à peu, je ne veux pas vous demander si je suis amoureux, car je sais que je le suis et ne m’en cache point; mais dites-moi si je serai aimé, car en vérité tout ce qui m’était d’abord un sujet d’espoir tourne maintenant contre moi.
– Vous n’avez peut-être pas fait tout ce qu’il faut faire pour cela.
– Qu’y a-t-il à faire, monsieur, qu’à prouver par son respect et son dévouement à la dame de ses pensées qu’elle est véritablement et profondément aimée?
– Vous savez, dit René, que ces démonstrations sont parfois bien insignifiantes.
– Alors, il faut désespérer?
– Non, alors il faut recourir à la science. Il y a dans la nature humaine des antipathies qu’on peut vaincre, des sympathies qu’on peut forcer. Le fer n’est pas l’aimant; mais en l’aimantant, à son tour il attire le fer.
– Sans doute, sans doute, murmura La Mole; mais je répugne à toutes ces conjurations.
– Ah! si vous répugnez, dit René, alors il ne fallait pas venir.
– Allons donc, allons donc, dit Coconnas, vas-tu faire l’enfant à présent? Monsieur René, pouvez-vous me faire voir le diable?
– Non, monsieur le comte.
– J’en suis fâché, j’avais deux mots à lui dire, et cela eût peut-être encouragé La Mole.
– Eh bien, soit! dit La Mole, abordons franchement la question. On m’a parlé de figures en cire modelées à la ressemblance de l’objet aimé. Est-ce un moyen?
– Infaillible.
– Et rien, dans cette expérience, ne peut porter atteinte à la vie ni à la santé de la personne qu’on aime?
– Rien.
– Essayons donc.
– Veux-tu que je commence? dit Coconnas.
– Non, dit La Mole, et, puisque me voilà engagé, j’irai jusqu’au bout.
– Désirez-vous beaucoup, ardemment, impérieusement savoir à quoi vous en tenir, monsieur de la Mole? demanda le Florentin.
– Oh! s’écria La Mole, j’en meurs, maître René. Au même instant on heurta doucement à la porte de la rue, si doucement que maître René entendit seul ce bruit, et encore parce qu’il s’y attendait sans doute. Il approcha sans affectation, et tout en faisant quelques questions oiseuses à La Mole, son oreille du tuyau et perçut quelques éclats de voix qui parurent le fixer.