– Résumez donc maintenant votre désir, dit-il, et appelez la personne que vous aimez.
La Mole s’agenouilla comme s’il eût parlé à une divinité, et René, passant dans le premier compartiment, glissa sans bruit par l’escalier extérieur: un instant après des pas légers effleuraient le plancher de la boutique.
La Mole, en se relevant, vit devant lui maître René; le Florentin tenait à la main une petite figurine de cire d’un travail assez médiocre; elle portait une couronne et un manteau.
– Voulez-vous toujours être aimé de votre royale maîtresse? demanda le parfumeur.
– Oui, dût-il m’en coûter la vie, dussé-je y perdre mon âme, répondit La Mole.
– C’est bien, dit le Florentin en prenant du bout des doigts quelques gouttes d’eau dans une aiguière et en les secouant sur la tête de la figurine en prononçant quelques mots latins.
La Mole frissonna, il comprit qu’un sacrilège s’accomplissait.
– Que faites-vous? demanda-t-il.
– Je baptise cette petite figurine du nom de Marguerite.
– Mais dans quel but?
– Pour établir la sympathie. La Mole ouvrait la bouche pour l’empêcher d’aller plus avant, mais un regard railleur de Coconnas l’arrêta. René, qui avait vu le mouvement, attendit.
– Il faut la pleine et entière volonté, dit-il.
– Faites, répondit La Mole. René traça sur une petite banderole de papier rouge quelques caractères cabalistiques, les passa dans une aiguille d’acier, et avec cette aiguille, piqua la statuette au cœur. Chose étrange! à l’orifice de la blessure apparut une gouttelette de sang, puis il mit le feu au papier.
La chaleur de l’aiguille fit fondre la cire autour d’elle et sécha la gouttelette de sang.
– Ainsi, dit René, par la force de la sympathie, votre amour percera et brûlera le cœur de la femme que vous aimez.
Coconnas, en sa qualité d’esprit fort, riait dans sa moustache et raillait tout bas; mais La Mole, aimant et superstitieux, sentait une sueur glacée perler à la racine de ses cheveux.
– Et maintenant, dit René, appuyez vos lèvres sur les lèvres de la statuette en disant: «Marguerite, je t’aime; viens, Marguerite!»
La Mole obéit. En ce moment on entendit ouvrir la porte de la seconde chambre, et des pas légers s’approchèrent. Coconnas, curieux et incrédule, tira son poignard, et craignant s’il tentait de soulever la tapisserie, que René ne lui fît la même observation que lorsqu’il voulut ouvrir la porte, fendit avec son poignard l’épaisse tapisserie, et, ayant appliqué son œil à l’ouverture, poussa un cri d’étonnement auquel deux cris de femmes répondirent.
– Qu’y a-t-il? demanda La Mole prêt à laisser tomber la figurine de cire, que René lui reprit des mains.
– Il y a, reprit Coconnas, que la duchesse de Nevers et madame Marguerite sont là.
– Eh bien, incrédules! dit René avec un sourire austère, doutez-vous encore de la force de la sympathie?
La Mole était resté pétrifié en apercevant sa reine. Coconnas avait eu un moment d’éblouissement en reconnaissant madame de Nevers. L’un se figura que les sorcelleries de maître René avaient évoqué le fantôme de Marguerite; l’autre, en voyant entrouverte encore la porte par laquelle les charmants fantômes étaient entrés, eut bientôt trouvé l’explication de ce prodige dans le monde vulgaire et matériel.
Pendant que La Mole se signait et soupirait à fendre des quartiers de roc, Coconnas, qui avait eu tout le temps de se faire des questions philosophiques et de chasser l’esprit malin à l’aide de ce goupillon qu’on appelle l’incrédulité, Coconnas, voyant par l’ouverture du rideau fermé l’ébahissement de madame de Nevers et le sourire un peu caustique de Marguerite, jugea que le moment était décisif, et comprenant que l’on peut dire pour un ami ce que l’on n’ose dire pour soi-même, au lieu d’aller à madame de Nevers, il alla droit à Marguerite, et mettant un genou en terre à la façon dont était représenté, dans les parades de la foire, le grand Artaxerce, il s’écria d’une voix à laquelle le sifflement de sa blessure donnait un certain accent qui ne manquait pas de puissance:
– Madame, à l’instant même, sur la demande de mon ami le comte de la Mole, maître René évoquait votre ombre; or, à mon grand étonnement, votre ombre est apparue accompagnée d’un corps qui m’est bien cher et que je recommande à mon ami. Ombre de Sa Majesté la reine de Navarre, voulez-vous bien dire au corps de votre compagne de passer de l’autre côté du rideau?
Marguerite se mit à rire et fit signe à Henriette qui passa de l’autre côté.
– La Mole, mon ami! dit Coconnas, sois éloquent comme Démosthène, comme Cicéron, comme M. le chancelier de l’Hospital; et songe qu’il y va de ma vie si tu ne persuades pas au corps de madame la duchesse de Nevers que je suis son plus dévoué, son plus obéissant et son plus fidèle serviteur.
– Mais…, balbutia La Mole.
– Fait ce que je te dis; et vous, maître René, veillez à ce que personne ne nous dérange.
René fit ce que lui demandait Coconnas.
– Mordi! monsieur, dit Marguerite, vous êtes homme d’esprit. Je vous écoute; voyons, qu’avez-vous à me dire?
– J’ai à vous dire, madame, que l’ombre de mon ami, car c’est une ombre, et la preuve c’est qu’elle ne prononce pas le plus petit mot, j’ai donc à vous dire que cette ombre me supplie d’user de la faculté qu’ont les corps de parler intelligiblement pour vous dire: Belle ombre, le gentilhomme ainsi excorporé a perdu tout son corps et tout son souffle par la rigueur de vos yeux. Si vous étiez vous-même, je demanderais à maître René de m’abîmer dans quelque trou sulfureux plutôt que de tenir un pareil langage à la fille du roi Henri II, à la sœur du roi Charles IX, et à l’épouse du roi de Navarre. Mais les ombres sont dégagées de tout orgueil terrestre, et elles ne se fâchent pas quand on les aime. Or, priez votre corps, madame, d’aimer un peu l’âme de ce pauvre La Mole, âme en peine s’il en fut jamais; âme persécutée d’abord par l’amitié, qui lui a, à trois reprises, enfoncé plusieurs pouces de fer dans le ventre; âme brûlée par le feu de vos yeux, feu mille fois plus dévorant que tous les feux de l’enfer. Ayez donc pitié de cette pauvre âme, aimez un peu ce qui fut le beau La Mole, et si vous n’avez plus la parole, usez du geste, usez du sourire. C’est une âme fort intelligente que celle de mon ami, et elle comprendra tout. Usez-en, mordi! ou je passe mon épée au travers du corps de René, pour qu’en vertu du pouvoir qu’il a sur les ombres il force la vôtre, qu’il a déjà évoquée si à propos, de faire des choses peu séantes pour une ombre honnête comme vous me faites l’effet de l’être.
À cette péroraison de Coconnas, qui s’était campé devant la reine en Énée descendant aux enfers, Marguerite ne put retenir un énorme éclat de rire, et, tout en gardant le silence qui convenait en pareille occasion à une ombre royale, elle tendit la main à Coconnas.
Celui-ci la reçut délicatement dans la sienne, en appelant La Mole.
– Ombre de mon ami, s’écria-t-il, venez ici à l’instant même. La Mole, tout stupéfait et tout palpitant, obéit.
– C’est bien, dit Coconnas en le prenant par-derrière la tête; maintenant approchez la vapeur de votre beau visage brun de la blanche et vaporeuse main que voici.
Et Coconnas, joignant le geste aux paroles, unit cette fine main à la bouche de La Mole, et les retint un instant respectueusement appuyées l’une sur l’autre, sans que la main essayât de se dégager de la douce étreinte.