– Expliquez-moi cela, René, si vous voulez que je le comprenne, dit Henri sans manifester la moindre altération dans ses traits ni dans sa voix.
– Sire, Votre Majesté comprendra au premier mot; cet ami sait toutes les particularités de la tentative d’empoisonnement essayé sur monseigneur le prince de Condé.
– On a essayé d’empoisonner le prince de Condé? demanda Henri avec un étonnement parfaitement joué; ah! vraiment, et quand cela?
René regarda fixement le roi, et répondit ces seuls mots:
– Il y a huit jours, Majesté.
– Quelque ennemi? demanda le roi.
– Oui, répondit René, un ennemi que Votre Majesté connaît, et qui connaît Votre Majesté.
– En effet, dit Henri, je crois avoir entendu parler de cela; mais j’ignore les détails que votre ami veut me révéler, dites-vous.
– Eh bien, une pomme de senteur fut offerte au prince de Condé; mais, par bonheur, son médecin se trouva chez lui quand on l’apporta. Il la prit des mains du messager et la flaira pour en essayer l’odeur et la vertu. Deux jours après, une enflure gangreneuse du visage, une extravasation du sang, une plaie vive qui lui dévora la face, furent le prix de son dévouement ou le résultat de son imprudence.
– Malheureusement, répondit Henri, étant déjà à moitié catholique, j’ai perdu toute influence sur M. de Condé; votre ami aurait donc tort de s’adresser à moi.
– Ce n’était pas seulement près du prince de Condé que Votre Majesté pouvait, par son influence, être utile à mon ami, mais encore près du prince de Porcian, frère de celui qui a été empoisonné.
– Ah çà! dit Charlotte, savez-vous, René, que vos histoires sentent le trembleur? Vous sollicitez mal à propos. Il est tard, votre conversation est mortuaire. En vérité, vos parfums valent mieux.
Et Charlotte étendit de nouveau la main sur la boîte d’opiat.
– Madame, dit René, avant de l’essayer comme vous allez le faire, écoutez ce que les méchants en peuvent tirer de cruels effets.
– Décidément, René, dit la baronne, vous êtes funèbre ce soir.
Henri fronça le sourcil, mais il comprit que René voulait en venir à un but qu’il n’entrevoyait pas encore, et il résolut de pousser jusqu’au bout cette conversation, qui éveillait en lui de si douloureux souvenirs.
– Et, reprit-il, vous connaissez aussi les détails de l’empoisonnement du prince de Porcian?
– Oui, dit-il. On savait qu’il laissait brûler chaque nuit une lampe près de son lit; on empoisonna l’huile, et il fut asphyxié par l’odeur.
Henri crispa l’un sur l’autre ses doigts humides de sueur.
– Ainsi donc, murmura-t-il, celui que vous nommez votre ami sait non seulement les détails de cet empoisonnement, mais il en connaît l’auteur?
– Oui, et c’est pour cela qu’il eût voulu savoir de vous si vous auriez sur le prince de Porcian qui reste cette influence de lui faire pardonner au meurtrier la mort de son frère.
– Malheureusement, répondit Henri, étant encore à moitié huguenot, je n’ai aucune influence sur M. le prince de Porcian: votre ami aurait donc tort de s’adresser à moi.
– Mais que pensez-vous des dispositions de M. le prince de Condé et de M. de Porcian?
– Comment connaîtrais-je leurs dispositions, René? Dieu, que je sache, ne m’a point donné le privilège de lire dans les cœurs.
– Votre Majesté peut s’interroger elle-même, dit le Florentin avec calme. N’y a-t-il pas dans la vie de Votre Majesté quelque événement si sombre qu’il puisse servir d’épreuve à la clémence, si douloureux qu’il soit une pierre de touche pour la générosité?
Ces mots furent prononcés avec un accent qui fit frissonner Charlotte elle-même: c’était une allusion tellement directe, tellement sensible, que la jeune femme se détourna pour cacher sa rougeur et pour éviter de rencontrer le regard de Henri.
Henri fit un suprême effort sur lui-même; désarma son front, qui, pendant les paroles du Florentin, s’était chargé de menaces, et changeant la noble douleur filiale qui lui étreignait le cœur en vague méditation:
– Dans ma vie, dit-il, un événement sombre… non, René, non, je ne me rappelle de ma jeunesse que la folie et l’insouciance mêlées aux nécessités plus ou moins cruelles qu’imposent à tous les besoins de la nature et les épreuves de Dieu.
René se contraignit à son tour en promenant son attention de Henri à Charlotte, comme pour exciter l’un et retenir l’autre; car Charlotte, en effet, se remettant à sa toilette pour cacher la gêne que lui inspirait cette conversation, venait de nouveau d’étendre la main vers la boîte d’opiat.
– Mais enfin, Sire, si vous étiez le frère du prince de Porcian, ou le fils du prince de Condé, et qu’on eût empoisonné votre frère ou assassiné votre père…
Charlotte poussa un léger cri et approcha de nouveau l’opiat de ses lèvres. René vit le mouvement; mais, cette fois, il ne l’arrêta ni de la parole ni du geste, seulement il s’écria:
– Au nom du Ciel! répondez, Sire: Sire, si vous étiez à leur place, que feriez-vous?
Henri se recueillit, essuya de sa main tremblante son front où perlaient quelques gouttes de sueur froide, et, se levant de toute sa hauteur, il répondit, au milieu du silence qui suspendait jusqu’à la respiration de René et de Charlotte:
– Si j’étais à leur place et que je fusse sûr d’être roi, c’est-à-dire de représenter Dieu sur la terre, je ferais comme Dieu, je pardonnerais.
– Madame, s’écria René en arrachant l’opiat des mains de madame de Sauve, madame, rendez-moi cette boîte; mon garçon, je le vois, s’est trompé en vous l’apportant: demain je vous en enverrai une autre.
XXIII Un nouveau converti
Le lendemain, il devait y avoir chasse à courre dans la forêt de Saint-Germain.
Henri avait ordonné qu’on lui tînt prêt, pour huit heures du matin, c’est-à-dire tout sellé et tout bridé, un petit cheval du Béarn, qu’il comptait donner à madame de Sauve, mais qu’auparavant il désirait essayer. À huit heures moins un quart, le cheval était appareillé. À huit heures sonnant, Henri descendait.
Le cheval, fier et ardent, malgré sa petite taille, dressait les crins et piaffait dans la cour. Il avait fait froid, et un léger verglas couvrait la terre.
Henri s’apprêta à traverser la cour pour gagner le côté des écuries où l’attendaient le cheval et le palefrenier, lorsqu’en passant devant un soldat suisse, en sentinelle à la porte, ce soldat lui présenta les armes en disant:
– Dieu garde Sa Majesté le roi de Navarre! À ce souhait, et surtout à l’accent de la voix qui venait de l’émettre, le Béarnais tressaillit. Il se retourna et fit un pas en arrière.
– de Mouy! murmura-t-il.
– Oui, Sire, de Mouy.
– Que venez-vous faire ici?
– Je vous cherche.
– Que me voulez-vous?
– Il faut que je parle à Votre Majesté.
– Malheureux, dit le roi en se rapprochant de lui, ne sais-tu pas que tu risques ta tête?
– Je le sais.
– Eh bien?
– Eh bien, me voilà. Henri pâlit légèrement, car ce danger que courait l’ardent jeune homme, il comprit qu’il le partageait. Il regarda donc avec inquiétude autour de lui, et se recula une seconde fois, non moins vivement que la première. Il venait d’apercevoir le duc d’Alençon à une fenêtre. Changeant aussitôt d’allure, Henri prit le mousquet des mains de de Mouy, placé, comme nous l’avons dit, en sentinelle, et tout en ayant l’air de l’examiner: