Alors il songea à La Hurière et courut chez le digne hôtelier de la Belle-Étoile. La Hurière avait vu La Mole; La Mole avait déjeuné chez La Hurière. Coconnas fut donc entièrement rassuré, et, comme il avait grand faim, il demanda à souper à son tour.
Coconnas était dans les deux dispositions nécessaires pour bien souper: il avait l’esprit rassuré et l’estomac vide; il soupa donc si bien que son repas le conduisit jusqu’à huit heures. Alors, réconforté par deux bouteilles d’un petit vin d’Anjou qu’il aimait fort et qu’il venait de sabler avec une sensualité qui se trahissait par des clignements d’yeux et des clappements de langue réitérés, il se remit à la recherche de La Mole, accompagnant cette nouvelle exploration à travers la foule de coups de pied et de coups de poing proportionnés à l’accroissement d’amitié que lui avait inspiré le bien-être qui suit toujours un bon repas.
Cela dura une heure; pendant une heure Coconnas parcourut toutes les rues avoisinant le quai de la Grève, le port au charbon, la rue Saint-Antoine et les rues Tizon et Cloche-Percée, où il pensait que son ami pouvait être revenu. Enfin, il comprit qu’il y avait un endroit par lequel il fallait qu’il passât, c’était le guichet du Louvre, et il résolut de l’aller attendre sous ce guichet jusqu’à sa rentrée.
Il n’était plus qu’à cent pas du Louvre, et remettait sur ses jambes une femme dont il avait déjà renversé le mari, place Saint-Germain-l’Auxerrois, lorsqu’à l’horizon il aperçut devant lui à la clarté douteuse d’un grand fanal dressé près du pont-levis du Louvre, le manteau de velours cerise et la plume blanche de son ami qui, déjà pareil à une ombre, disparaissait sous le guichet en rendant le salut à la sentinelle.
Le fameux manteau cerise avait fait tant d’effet de par le monde qu’il n’y avait pas à s’y tromper.
– Eh mordi! s’écria Coconnas; c’est bien lui, cette fois, et le voilà qui rentre. Eh! eh! La Mole, eh! notre ami. Peste! j’ai pourtant une bonne voix. Comment se fait-il donc qu’il ne m’ait pas entendu? Mais par bonheur j’ai aussi bonnes jambes que bonne voix, et je vais le rejoindre.
Dans cette espérance, Coconnas s’élança de toute la vigueur de ses jarrets, arriva en un instant au Louvre; mais quelque diligence qu’il eût faite, au moment où il mettait le pied dans la cour, le manteau rouge, qui paraissait fort pressé aussi, disparaissait sous le vestibule.
– Ohé! La Mole! s’écria Coconnas en reprenant sa course, attends-moi donc, c’est moi, Coconnas! Que diable as-tu donc à courir ainsi? Est-ce que tu te sauves, par hasard?
En effet, le manteau rouge, comme s’il eût eu des ailes, escaladait le second étage plutôt qu’il ne le montait.
– Ah! tu ne veux pas m’entendre! cria Coconnas. Ah! tu m’en veux! ah! tu es fâché! Eh bien, au diable, mordi! quant à moi, je n’en puis plus.
C’était au bas de l’escalier que Coconnas lançait cette apostrophe au fugitif, qu’il renonçait à suivre des jambes, mais qu’il continuait à suivre de l’œil à travers la vis de l’escalier et qui était arrivé à la hauteur de l’appartement de Marguerite. Tout à coup une femme sortit de cet appartement et prit celui que poursuivait Coconnas par le bras.
– Oh! oh! fit Coconnas, cela m’a tout l’air d’être la reine Marguerite. Il était attendu. Alors, c’est autre chose, je comprends qu’il ne m’ait pas répondu.
Et il se coucha sur la rampe, plongeant son regard par l’ouverture de l’escalier. Alors, après quelques paroles à voix basse, il vit le manteau cerise suivre la reine chez elle.
– Bon! bon! dit Coconnas, c’est cela. Je ne me trompais point. Il y a des moments où la présence de notre meilleur ami nous est importune, et ce cher La Mole est dans un de ces moments-là.
Et Coconnas, montant doucement les escaliers, s’assit sur un banc de velours qui garnissait le palier même, en se disant:
– Soit, au lieu de le rejoindre, j’attendrai… oui; mais, ajouta-t-il, j’y pense, il est chez la reine de Navarre, de sorte que je pourrais bien attendre longtemps… Il fait froid, mordi! Allons, allons! j’attendrai aussi bien dans ma chambre. Il faudra toujours bien qu’il y rentre, quand le diable y serait.
Il achevait à peine ces paroles et commençait à mettre à exécution la résolution qui en était le résultat, lorsqu’un pas allègre et léger retentit au-dessus de sa tête, accompagné d’une petite chanson si familière à son ami que Coconnas tendit aussitôt le cou vers le côté d’où venait le bruit du pas et de la chanson. C’était La Mole qui descendait de l’étage supérieur, celui où était située sa chambre, et qui, apercevant Coconnas, se mit à sauter quatre à quatre les escaliers qui le séparaient encore de lui, et, cette opération terminée, se jeta dans ses bras.
– Oh! mordi, c’est toi! dit Coconnas. Et par où diable es-tu donc sorti?
– Eh! par la rue Cloche-Percée, pardieu!
– Non. Je ne dis pas de la maison là-bas…
– Et d’où?
– De chez la reine.
– De chez la reine?
– De chez la reine de Navarre.
– Je n’y suis pas entré.
– Allons donc!
– Mon cher Annibal, dit La Mole, tu déraisonnes. Je sors de ma chambre, où je t’attends depuis deux heures.
– Tu sors de ta chambre?
– Oui.
– Ce n’est pas toi que j’ai poursuivi sur la place du Louvre?
– Quand cela?
– À l’instant même.
– Non.
– Ce n’est pas toi qui as disparu sous le guichet il y a dix minutes?
– Non.
– Ce n’est pas toi qui viens de monter cet escalier comme si tu étais poursuivi par une légion de diables?
– Non.
– Mordi! s’écria Coconnas, le vin de la Belle-Étoile n’est point assez méchant pour m’avoir tourné à ce point la tête. Je te dis que je viens d’apercevoir ton manteau cerise et ta plume blanche sous le guichet du Louvre, que j’ai poursuivi l’un et l’autre jusqu’au bas de cet escalier, et que ton manteau, ton plumeau, tout, jusqu’à ton bras qui fait le balancier, était attendu ici par une dame que je soupçonne fort d’être la reine de Navarre, laquelle a entraîné le tout par cette porte qui, si je ne me trompe, est bien celle de la belle Marguerite.
– Mordieu! dit La Mole en pâlissant, y aurait-il déjà trahison?
– À la bonne heure! dit Coconnas. Jure tant que tu voudras, mais ne me dis plus que je me trompe.
La Mole hésita un instant, serrant sa tête entre ses mains et retenu entre son respect et sa jalousie; mais sa jalousie l’emporta, et il s’élança vers la porte, à laquelle il commença à heurter de toutes ses forces, ce qui produisit un vacarme assez peu convenable, eu égard à la majesté du lieu où l’on se trouvait.
– Nous allons nous faire arrêter, dit Coconnas; mais n’importe, c’est bien drôle. Dis donc, La Mole, est-ce qu’il y aurait des revenants au Louvre?
– Je n’en sais rien, dit le jeune homme, aussi pâle que la plume qui ombrageait son front; mais j’ai toujours désiré en voir, et comme l’occasion s’en présente, je ferai de mon mieux pour me trouver face à face avec celui-là.