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DEUXIÈME JOURNÉE

Tandis qu'il range en y mettant tout son soin habituelle contenu de la grosse sacoche, Boris Wallon, dit Wall pour la circonstance, se souvient tout à coup d'un rêve qu'il a fait cette nuit, au cours duquel il découvrait parmi ses affaires de voyage la minuscule poupée en porcelaine articulée dont il usait (et abusait) dans ses jeux d'enfant. L'origine de sa réapparition onirique inopinée lui paraît évidente: il s'agit de ce panonceau d'une boutique de Püppchen aperçu hier à l'entrée du pavillon cossu où habitait Dany von Brücke, où peut-être même il habiterait encore. Mais dans ce cas, après l'attentat auquel il viendrait d'échapper, s'il est en fait toujours vivant, l'homme évite sans aucun doute de revenir à ce domicile légal, connu de tout temps par ses assassins. La plus élémentaire prudence l'oblige désormais à disparaître.

Descendu à la salle commune, déserte, pour y prendre son petit déjeuner matinal, Wallon essaie de faire le point dans sa tête, et de mettre en ordre les éléments qu'il possède concernant cette aventure où rien ne se déroule comme prévu, afin si possible d'établir son propre plan d'investigations, voire de manœuvre. Il ne peut plus être question maintenant que d'un projet personnel, puisque sa mission a pris fin – au moins provisoirement – avec le laconique congé reçu de Pierre Garin. Maria, souriante et muette, après avoir en un temps record donné quelques adroits coups de fer à son costume défraîchi, s'active avec grâce à lui apporter les multiples constituants d'une solide collation germanique, qu'il absorbe d'ailleurs d'un fort bon appétit. Les frères Mahler n'apparaissent aujourd'hui ni l'un ni l'autre.

Dehors, il y a du soleil, un soleil hivernal et voilé qui ne parvient guère à réchauffer l'air vif, agité d'une brise légère, discontinue, capricieuse, très berlinoise. Wall se sent comme allégé, lui aussi, et plus qu'hier encore, lorsqu'il a enfin pu franchir le point de contrôle américain. Délesté à présent de son encombrant bagage, reposé par un long sommeil relativement calme, il se sent inutile et tout àfait dispos. Regardant les choses autour de soi avec le détachement qu'on accorde à un vieux film auquel manquent des bobines, il marche d'un pas allègre, sans prêter trop d'attention non plus à une sensation vague mais persistante de cerveau vidé, engourdi pour le moins, dont il vaut mieux renoncer à obtenir quoi que ce soit d'efficace… Quelle importance, dorénavant?

Sur l'autre rive du canal mort, un pêcheur à la ligne, tenant un simple fil invisible dans sa main droite à demi tendue pour mieux sentir les hypothétiques touches, est assis sur une chaise de cuisine en bois verni, sortie apparemment pour la circonstance d'une demeure toute proche et postée à l'extrême bord du quai, juste avant la première marche d'un escalier de pierre entaillant la chaussée, qui permet de descendre jusqu'à l'eau. La médiocre qualité de celle-ci, trouble et encombrée de menus détritus flottant en surface (bouchons, pelures d'orange, traces d'huile irisées) ou à une faible profondeur (feuilles de papier manuscrites, linge taché de rouge, etc.), laisse néanmoins douter que puisse y survivre quelque poisson que ce soit. L'homme est en bras de chemise, avec un pantalon retroussé sur les chevilles et les pieds dans des espadrilles, tenue estivale peu compatible avec la saison. On dirait un figurant mal conseillé par la costumière. Il porte une grosse moustache noire et semble surveiller les alentours, d'un regard sombre, à l'abri d'une casquette de forme allongée en tissu mou dont la visière s'incline sur les orbites, rappelant celles que l'on affectionne dans les classes laborieuses en Grèce et en Turquie.

Sans se gêner, le prétendu pêcheur tourne progressivement la tête pour suivre des yeux cet improbable bourgeois en pelisse qui longe les maisons d'un pas de promenade, sur la berge opposée, c'est à-dire du côté pair de leur numérotation, s'arrête à mi-chemin du pont à bascule dont le mécanisme rouillé ne permet plus l'ouverture, contemplant le sol avec une attention prolongée dans cette zone où un résidu de peinture au minium a laissé entre les pavés inégaux et disjoints des coulures sanguines, comme jaillies de profondeurs souterraines par un trou triangulaire à la jonction de trois arrondis bien lisses, pour se répandre ensuite dans des directions diverses en longs diverticules sinueux, marqués de brusques virages à angle droit, croisements, bifurcations et impasses, où un regard scrupuleux étudiant leur parcours incertain, discontinu, labyrinthique, identifie sans grand mal des bâtons rompus et des frettes, une grecque, un svastika, des escaliers d'usine, les créneaux d'une forteresse…, le voyageur à demi perdu se redressant enfin pour contempler cette haute structure métallique, noirâtre et compliquée, inutile à présent, qui servait autrefois à relever le tablier mobile et ouvrir aux péniches l'accès du Landwehrkanal, avec ses deux puissants arcs de cercle élancés vers le ciel jusqu'au toit des maisons et terminés chacun par un massif contrepoids en fonte, épais disque aux faces bombées semblable à celui, plus modeste, du pèse-lettres aux dorures éteintes hérité de grand-père Canu à la mort de maman, posé maintenant sur ma table de travail. Entre le pèse-lettres et moi sont éparpillées, dans un apparent désordre, les multiples pages couvertes d'une fine écriture raturée, presque illisible, constituant les brouillons successifs du présent rapport.

A gauche comme à droite de ce vaste bureau en acajou dont j'ai décrit ailleurs la pompeuse ornementation napoléonienne, de plus en plus envahi sur chaque côté par les piles sournoises des paperasses existentielles s'accumulant en strates, je laisse désormais clos toute la journée les volets des trois fenêtres qui donnent sur le parc, au sud, au nord et à l'ouest, pour ne plus apercevoir le désastre obscur où je vis depuis l'ouragan qui a ravagé la Normandie juste après Noël, marquant d'une manière certes inoubliable la fin du siècle et le mythique passage à l'an deux mille. La belle ordonnance des frondaisons, des bassins et des pelouses vient de laisser la place à un cauchemar dont on ne peut se réveiller, auprès duquel paraissent dérisoires les dégâts historiques – disait-on alors – de cette tornade de 87 auparavant relatée dans mon texte. Il va falloir des mois et des mois, cette fois-ci, sinon des années, pour seulement déblayer les centaines de troncs géants fracassés qui s'enchevêtrent en un inextricable gâchis (écrasant les jeunes arbres soignés avec tant d'amour) et les énormes souches arrachées du sol où elles laissent des trous béants, comme creusés par les bombes d'une guerre éclair incroyable qui aura duré à peine une demi-heure.

J'ai souvent parlé de la joyeuse énergie créatrice que l'homme doit sans cesse déployer pour reprendre le monde en ruine dans des constructions nouvelles. Et voilà que je me remets à ce manuscrit après une année entière de rédaction cinématographique entrecoupée de trop nombreux voyages, quelques jours à peine après la destruction d'une part notable de ma vie, me retrouvant donc à Berlin après un autre cataclysme, portant une fois de plus un autre nom, d'autres noms, faisant un métier d'emprunt muni de plusieurs faux passeports et d'une mission énigmatique toujours prête à se dissoudre, continuant néanmoins de me débattre avec obstination au milieu de dédoublements, d'apparitions insaisissables, d'images récurrentes dans des miroirs qui reviennent.

C'est, à ce moment, d'un pas plus vif que Wall lui-même reprend sa route vers la sortie de notre rue Feldmesseur à double quai, obliquant alors d'une façon évidente en direction du numéro 2 où se trouve l'hypothétique magasin de poupées pour enfants et adultes. Le portail en ferronnerie 1900 est entrebâillé. Mais le voyageur n'ose pas en pousser davantage le battant; il préfère annoncer sa présence en tirant sur une chaînette qui pend sur le côté gauche et devrait en principe actionner une petite cloche, bien que son utilisation vigoureuse et répétée ne déclenche dans les faits aucun tintement perceptible, ni manifestation humaine.