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Wall lève alors les yeux vers la façade du coquet pavillon, dont la fenêtre centrale, au premier étage, est grande ouverte. Dans l'embrasure béante se tient un personnage féminin que le visiteur pense d'abord être un mannequin de vitrine, tant son immobilité vue d'un peu loin semble parfaite, l'hypothèse de son exposition en évidence face à la rue paraissant d'ailleurs tout à fait vraisemblable ici, étant donné la nature commerciale des lieux affichée sur le panonceau d'entrée. Mais, ayant soudain reçu un éclat vivant du regard qui le fixe, tandis qu'un impondérable sourire aurait légèrement disjoint les lèvres à l'ourlet boudeur, Wall doit reconnaître sa méprise: en dépit du froid qu'elle affronte dans une tenue outrageusement légère, il s'agit – Dieu me pardonne! – d'une adolescente de chair et de sang qui le dévisage avec un aplomb ostentatoire. La jeune fille aux boucles blondes en désordre, peut-être sortant à peine du lit, est, il faut le dire, très mignonne, autant du moins que cet adjectif aux connotations mièvres puisse convenir à son éclatante beauté du diable, à sa posture immodeste, à ses airs conquérants qui laissent au contraire prévoir un caractère fort affirmé, aguerri, voire aventureux, dépourvu en tout cas de la fragilité dont son âge tendre (quelque treize ou quatorze ans) devrait normalement être l'augure.

Comme elle n'a pas daigné répondre au vague salut de tête qu'il vient de lui destiner, Wall détourne ses regards de la troublante apparition, plutôt décontenancé par cet accueil inattendu. C'est donc avec une détermination d'autant plus appuyée qu'il pousse délibérément la grille, traverse en quelques enjambées l'étroit jardin et se dirige vers le perron dont il gravit les trois marches d'un pas décidé. A droite de la porte, contre la paroi en briques de l'embrasure, il y a une sonnette bronzée au galbe arrondi, avec son téton poli par les doigts des visiteurs, que surmonte la traditionnelle plaque gravée, portant le nom de «Joëlle Kast». Wall presse le bouton avec fermeté.

Après une longue et silencieuse minute d'attente, la lourde porte en bois sculpté s'ouvre, avec – semble-t-il – quelque réticence, et une vieille femme vêtue de noir apparaît dans l'entrebâillement. Avant que Boris Wallon ait eu le temps de se présenter ni de formuler le moindre mot d'excuse, la duègne lui annonce d'une voix basse, confidentielle, que le commerce des poupées ne commence que l'après-midi, mais se prolonge en revanche toute la soirée, ce qui, s'ajoutant au tableau précocement érotique offert à la fenêtre du premier étage, renforce chez notre agent spécial en rupture de ban les soupçons déjà évoqués plus haut. Il prononce alors la phrase qu'il vient de préparer, dans un allemand correct mais sans doute un peu laborieux, demandant si monsieur Dany von Brücke peut le recevoir, bien qu'il n'ait pas avec lui de rendez-vous fixé.

L'aïeule au visage sévère tire alors davantage le battant vers l'intérieur, afin de mieux voir ce commis voyageur sans mallette dont elle considère l'aspect général dans une sorte d'étonnement incrédule, qui se transforme peu à peu en nette expression d'effroi, comme si elle craignait d'avoir affaire à un fou. Et elle rabat brusquement la porte, dont l'épais vantail claque avec un bruit sourd. Juste au-dessus, hors champ, le rire clair de la fillette invisible dont l'image cependant persiste, prise d'une soudaine gaieté pour quelque raison qui m'échappe, se prolonge sans aucune retenue. La fraîche cascade ne s'interrompt que pour laisser la place à une jolie voix fruitée, lançant en français une exclamation moqueuse: «Pas de chance pour aujourd'hui!»

Le visiteur éconduit lève la tête à la renverse, buste courbé vers l'arrière. L'effrontée gamine se détache sur le ciel, penchée elle-même en avant par-dessus le garde-corps, avec sa chemisette transparente plus qu'à demi défaite, comme si, dormeuse tardive, elle avait entrepris à la hâte d'ôter ses lingeries de poupée nocturne pour passer une tenue plus décente. Elle crie: «Attendez! Je vais vous ouvrir!» Mais voilà que tout son corps de moins en moins vêtu (une épaule et le sein menu sont maintenant découverts) s'avance dans le vide d'une façon improbable, dangereuse, désespérée. Ses yeux s'élargissent encore sur des profondeurs d'eau glauque. Sa bouche trop rouge s'ouvre démesurément pour pousser un cri, qui ne peut sortir. Son torse gracieux, ses bras nus, sa tête aux boucles blondes se tendent et se tordent dans tous les sens, s'agitant, se démenant en mille gesticulations de plus en plus excessives. On dirait qu'elle appelle au secours, qu'un danger imminent la menace – flammes ardentes de l'incendie, dents acérées du vampire, couteau brandi d'un assassin – s'approchant d'elle à l'intérieur de la chambre d'une manière inexorable. Elle est prête à tout pour lui échapper, en fait déjà elle tombe, dans une interminable chute, et elle est déjà en train de s'écraser sur le gravillon du petit jardin… Quand tout à coup elle se retire, aspirée par la chambre elle-même, et elle disparaît aussitôt.

Wall retrouve sa position première, face à la porte. Celle-ci est de nouveau partiellement ouverte; mais, à la place de la duègne inhospitalière, une jeune femme (la trentaine environ) se tient immobile dans l'espace libre, regardant l'étranger qui marque sa surprise par un sourire gêné. Il bredouille en allemand des justifications incompréhensibles. Mais elle continue à le dévisager en silence d'un air sérieux, aimable sans doute, bien qu'empreint d'une douceur triste, lointaine, contrastant fort avec l'exubérance cavalière de l'adolescente. Et, si la figure de l'une et de l'autre paraissent avoir quelques traits communs, en particulier le dessin en amande des grands yeux verts, la bouche pulpeuse, avenante, un nez droit et fin du style appelé grec, plus marqué cependant chez l'adulte, la chevelure très brune de celle-ci, coiffée en doubles bandeaux sages à la mode des années 20, souligne une différence qui ne doit pas être seulement de génération. Ses prunelles bougent imperceptiblement, ainsi que ses lèvres à peine disjointes.

La séduisante dame aux moues charmeuses, teintées de mélancolie, parle enfin, d'une voix chaude et grave, venue des profondeurs de la poitrine où même du ventre, dans un français où l'on reconnaît les intonations de cerise mûre et d'abricot charnu – résonances sensuelles pourrait-on dire dans son cas – remarquées auparavant chez la fillette: «Ne prêtez pas trop d'attention à Gigi, ni à ce qu'elle dit, ni à ce qu'elle peut faire… La petite doit être un peu folle, c'est de son âge: elle a tout juste quatorze ans… et des fréquentations douteuses.» Puis, après une pause plus marquée, tandis que Wall hésite encore sur ce qu'il doit dire, elle ajoute avec la même lenteur un peu absente: «Le Docteur von Brücke n'habite plus ici depuis une dizaine d'années. Je regrette beaucoup… Mon nom personnel figure là. (D'un mouvement gracieux de son bras nu, elle désigne la plaque en cuivre au-dessus de la sonnette.) Mais on peut m'appeler Jo, plus simplement, que les Allemands prononcent Io, poursuivie jadis par un taon à travers la Grèce et l'Asie Mineure, après que Jupiter l'eut violée sous la forme d'un nuage aux reflets ardents.»

Le sourire fugitif de Joëlle Kast, à cette évocation mythologique incongrue, plonge le visiteur dans un dédale de suppositions rêveuses. Il s'aventure donc un peu au hasard: «Et qu'y aurait-il à regretter, si ce n'est pas une indiscrétion?

– Dans la rupture avec Daniel? (Un rire de gorge anime un instant la jeune femme, profond et comme roucoulant, qui paraît sourdre de tout son corps). Pour moi, rien! Pas de regret! Je parlais pour vous, à cause de votre enquête… Monsieur Wallon.

– Ah!… Ainsi vous savez qui je suis?

– Pierre Garin m'avait prévenue de votre visite… (Un silence.) Entrez donc! J'ai un peu froid.»