Wall profite du long couloir obscur par où elle le conduit jusqu'à une sorte de salon, assez sombre également, surchargé de meubles hétéroclites, de grandes poupées décoratives et d'objets divers plus ou moins inattendus (comme on en trouve chez les antiquaires-brocanteurs), pour essayer de réfléchir au tour que vient de prendre sa situation. Est-il de nouveau tombé dans un piège? Installé sur un fauteuil raide en velours rouge, aux bras d'acajou garnis de lourds bronzes ornementaux et protecteurs, il demande, ayant opté pour l'air mondain le plus naturel qu'il soit capable de produire: «Vous connaissez Pierre Garin?
– Evidemment! répond-elle avec un léger haussement d'épaule un peu las. Tout le monde ici connaît Pierre Garin. Quant à Daniel, il a été mon mari pendant cinq ans, juste avant la guerre… C'était le père de Gigi.
– Pourquoi dites-vous que c'était?» demande le voyageur après un temps de réflexion.
La dame le regarde d'abord sans répondre, comme si elle réfléchissait longuement à la question posée, à moins qu'elle n'ait soudain pensé au contraire à tout autre chose, finissant par annoncer d'une voix neutre, indifférente: «Gigi est orpheline. Le colonel von Brücke a été assassiné par des agents israéliens, il y a deux nuits, dans le secteur soviétique,… juste en face de l'appartement où nous avons habité, ma fille et moi, après ma répudiation au début de l'année 40.
– Qu'entendez-vous par «répudiation»?
– Daniel en avait le droit, ou même le devoir. Les nouvelles lois du Reich me faisaient juive, et il était officier supérieur. Pour cette même raison, il n'a jamais reconnu Gigi, née un peu avant notre manage.
– Vous parlez français sans le moindre accent germanique ou d'Europe centrale…
– J'ai été élevée en France et je suis française… Mais on parlait aussi, à la maison, une espèce de serbo-croate. Mes parents venaient de Klagenfurt… Kast est une abréviation déformée de Kostanjevica, une petite ville de Slovénie.
– Et vous êtes restée à Berlin pendant toute la guerre?
– Vous plaisantez! Mon statut devenait de plus en plus aléatoire, malcommode en outre pour notre simple vie de tous les jours. On osait à peine sortir… Daniel nous rendait visite une fois par semaine… Au début du printemps 41, il a pu organiser notre départ. J'avais toujours mon passeport français. Nous nous sommes installées à Nice, dans la zone d'occupation italienne. L'Oberführer von Brücke est parti pour l'Est avec son unité, dans les services de renseignement stratégique.
– Il était nazi?
– Probablement, comme tout le monde… Je crois qu'il ne se posait même pas la question. Officier allemand, il obéissait aux ordres de l'Etat allemand, et l'Allemagne était national-socialiste… Au fond, j'ignore ce qu'il a pu faire depuis notre dernière entrevue, en Provence, jusqu'à son retour à Berlin il y a quelques mois. Quand le front s'est disloqué dans le Mecklembourg après la capitulation de l'amiral Donitz, Daniel aurait par exemple rejoint sa famille à Stralsund, démobilisé par les Russes pour d'obscures raisons politiques. De mon côté, je suis revenue ici aussitôt que j'ai pu, avec les troupes d'occupation françaises. Je parle avec aisance l'anglais comme l'allemand et je me débrouille assez bien en russe, qui a de nombreux points communs avec le slovène. J'ai très vite fait venir Gigi, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, et nous nous sommes réintroduites sans problèmes dans notre ancienne maison sur le canal, miraculeusement épargnée par la guerre. J'avais conservé des papiers administratifs berlinois prouvant que je recouvrais là mon domicile et que Gigi elle-même y était née. Un gentil lieutenant américain a régularisé la situation: permis de séjour, cartes d'alimentation et le reste.»
L'ex-Madame Joëlle von Brücke, née Kastanjevica dite Kast (appelez-moi Jo, ça sera plus simple), présente toutes ces confidences avec un si évident souci de clarté, de cohérence et d'exactitude, précisant chaque fois les lieux comme les dates de ses pérégrinations sans oublier leurs motifs justifiés, que Boris Robin, qui ne lui en demandait pas tant, ne peut s'empêcher au contraire de trouver son histoire suspecte, sinon invraisemblable. On dirait qu'elle récite une leçon soigneusement apprise, en prenant garde de rien omettre. Et sans doute son ton posé, raisonnable, détaché, sans émotion comme sans rancune, compte pour beaucoup dans l'insidieuse sensation de faux qui s'en dégage. Pierre Garin en personne pourrait avoir forgé l'ensemble de cette édifiante odyssée. Pour en avoir le cœur net, il va falloir mettre à la question l'excentrique adolescente, sûrement moins bien conditionnée que sa mère. Mais pourquoi celle-ci, qui ne semble ni très expansive ni bavarde par nature, tient-elle ainsi à enraciner dans l'esprit d'un inconnu ces détails oiseux concernant sa geste familiale? Que cache donc son zèle intempestif, sa mémoire tatillonne, quoique cependant lacunaire malgré l'apparente exhaustivité du témoignage? Pourquoi éprouvait-elle une si grande hâte de retrouver cette ville incertaine, largement en ruines, difficile d'accès, peut-être encore dangereuse pour sa vie? Que sait-elle exactement sur la mort de von Brücke? Y a-t-elle joué un rôle essentiel? Ou seulement secondaire? De quelle énigme l'appartement J.K. est-il le centre? Comment peut-elle connaître avec une telle certitude l'emplacement rigoureux du crime? Et comment, d'autre part, Pierre Garin peut-il avoir deviné que le voyageur a choisi, au dernier moment, le passeport établi avec ce patronyme de Wallon pour passer dans l'enclave occidentale de la ville? Maria, l'accorte servante de l'hôtel des Alliés, l'en aurait-elle aussitôt averti? Et, enfin, de quels moyens d'existence réels la surnommée Jo dispose-t-elle désormais à Berlin, où elle fait accourir dare-dare sa fille mineure, qui aurait certes plus facilement continué ses études dans une école de Nice ou de Cannes? [8]
Tout en réfléchissant à ces mystères, Wall, dont les yeux se sont maintenant habitués à la trouble pénombre, qui obscurcit le vaste salon aux lourds rideaux rouges presque clos, inspecte avec plus d'attention son décor de foire aux puces onirique, de capharnaüm oppressant, magasin aux souvenirs enfouis où la présence parmi les jouets d'enfant, plus ou moins miniaturisés, de nombreuses poupées grandeur nature en accoutrements suggestifs, contrastant avec leurs minois juvéniles, évoquerait quelque lupanar 1900 beaucoup plus qu'une boutique pour petites filles. Et l'imagination du visiteur spécule à nouveau sur le genre de trafic pratiqué dans cette ancienne demeure bourgeoise d'un officier de la Wehrmacht.
Sortant enfin de sa rêverie (après quel espace de temps?), le voyageur ramène ses regards vers la dame… Il constate avec surprise que le fauteuil où se trouvait celle-ci, peu d'instants auparavant, est maintenant vide. Et, se tournant de droite et de gauche sur son siège, il ne la découvre pas non plus en quelque autre point de la grande pièce. L'hôtesse aurait ainsi quitté le salon aux poupées érotiques et abandonné son visiteur sans lui laisser percevoir le moindre bruit de pas, ni menu craquement du parquet, ni grincement de porte. Pourquoi est-elle sortie tout à coup en catimini? Aurait-elle couru annoncer à Pierre Garin que l'oiseau migrateùr se trouvait pris dans les mailles du filet? Des gens du SAD seraient-ils déjà présents dans la villa, où un inquiétant remue-ménage est en train de se produire, à l'étage supérieur? Mais voici qu'à ce moment l'insaisissable veuve aux yeux verts, adoucis de langueurs fallacieuses, opère sa discrète rentrée par quelque issue indiscernable du salon-magasin, située dans des profondeurs si sombres que la jeune femme a l'air de surgir du noir, portant avec précaution une soucoupe où repose une petite tasse trop pleine, dont elle veille à ne pas faire déborder le contenu. Tout en contrôlant du coin de l'œil le niveau liquide, elle s'approche d'un pas immatériel de danseuse, disant: «Je vous ai préparé un café, monsieur Wallon, bien fort, à l'italienne… Il est un peu amer, mais vous ne devez guère en avoir bu d'aussi acceptable dans le secteur communiste. Ici, grâce à l'intendance US, nous bénéficions de certains produits rares. (Elle lui dépose entre les mains son précieux présent.) C'est du robusta de Colombie…» Et, après un silence, tandis qu'il commence à boire par petites gorgées l'infusion noire et brûlante, elle ajoute d'un ton plus familier, materneclass="underline" «Votre fatigue est si grande, mon pauvre Boris, que vous vous étiez endormi pendant que je parlais!»
[8] Note 7 – Les diverses questions que fait semblant de se poser notre narrateur inquiet, avec une naïveté feinte, lui laissent commettre au moins une erreur dans le dispositif compliqué de ses pions: il avoue incidemment suspecter la précieuse Maria – et non les frères Mahler – de travailler pour le SAD, alors que ce matin elle ne comprenait même pas notre langue. Plus étrange encore de sa part, il gomme la seule interrogation qui nous semblerait pertinente (à moi en particulier) et qui le concerne de façon directe: la jeune veuve désenchantée ne lui ferait-elle pas songer à une autre présence féminine, toujours en filigrane dans son récit et qui le touche certes de fort près? La description qu'il donne ici de son visage aux traits fermes n'a-t-elle pas l'air de se rapporter ouvertement à une photographie de sa propre mère lorsque celle-ci avait trente ans, image à laquelle il a souvent fait allusion çà et là? Or il évite avec soin, cette fois, toute mention d'une ressemblance pourtant incontestable (accentuée encore par la voix aux sonorités émouvantes dont il a parlé ailleurs), tandis qu'il profite de la moindre occasion, dans tout son texte, pour signaler des similitudes ou duplications éventuellement imaginaires, peu convaincantes en tout cas et largement aussi décalées l'une par rapport à l'autre dans le temps, sinon plus, que pour l'étrange analogie dont nous évoquons de notre côté l'évidence. Lui-même, en revanche, insiste sans retenue (et d'une façon sans doute préméditée) sur l'attrait sexuel qui se dégage de Jo Kast comme de la scandaleuse adolescente aux boucles d'or, bien que le rapprochement morphologique qu'il établit entre la mère et l'enfant nous paraisse, une fois de plus, tout à fait subjectif, pour ne pas dire marqué par une intention mensongère.
La fille «naturelle» de Dany von Brücke reproduit en vérité bien davantage la beauté «aryenne»de son géniteur mâle, qui, tout en lui refusant le noble titre ancestral, l'a d'ailleurs affublée d'un prénom prussien, archaïque et presque disparu: Gegenecke, vite transformé en Gege, c'est-à-dire Guégué selon la prononciation allemande, mais francisé en Gigi et devenu ensuite Djidji pour les Américains. Je signale en passant, à l'intention de ceux qui ne l'auraient pas encore compris, que cette jeune demoiselle capricieuse, mais à la précocité remarquable dans de nombreux domaines, est l'une des pièces maîtresses de notre agencement tactique.