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Tout se serait calmé soudain. Et c'est dans un silence total, trop parfait, un peu inquiétant, que Franck Matthieu (ou aussi bien Mathieu Frank, puisqu'il s'agit là en vérité de ses deux prénoms) se réveille, on ne saurait dire au bout de combien d'heures, dans une chambre familière, dont il lui semble du moins reconnaître les moindres détails, bien que ce décor soit pour le moment impossible à situer, dans l'espace comme dans le temps. Il fait nuit. Les épais doubles rideaux sont fermés. Suspendu au centre de la paroi face à la fenêtre invisible, il y a le tableau.

Les murs sont tapissés d'un papier peint d'autrefois, aux bandes verticales alternées: des raies bleuâtres assez sombres à liséré blanc, larges de cinq ou six centimètres, qui laissent entre elles des surfaces équivalentes mais nettement plus pâles où court de haut en bas une ligne de petits dessins, tous identiques, dont la couleur terne a dû sans doute être dorée, à l'origine. Sans avoir besoin de se mettre debout pour le voir de plus près, Mathieu F. peut décrire de mémoire ce signe à la signification incertaine: un fleuron, une espèce de clou de girofle, ou un minuscule flambeau, ou encore un poignard-baïonnette, mais aussi une petite poupée dont le corps et les deux jambes réunies remplaceraient la large lame du poignard ou le manche du flambeau, sa tête devenant au choix la flamme de celui-ci ou la poignée arrondie de celui-là, tandis que les bras tendus en avant (et donc un peu raccourcis) représentaient auparavant la garde de l'arme, ou la coupelle qui empêche les matières brûlantes de couler sur la main.

Contre la paroi de droite (pour l'observateur placé dos à la fenêtre) se dresse une grosse armoire à glace, assez profonde pour servir de penderie, dont l'épais miroir aux biseaux très marqués occupe en presque totalité la porte à un seul battant, où l'on aperçoit l'image du tableau, mais inversée, c'est-à-dire que la partie droite de la toile peinte se retrouve dans la moitié gauche de la surface réfléchissante, et réciproquement, l'exact milieu du châssis rectangulaire (matérialisé par la tête au port noble du vieillard) coïncidant de façon précise avec le point central de la glace pivotante, qui est close et donc perpendiculaire au tableau réel, ainsi d'ailleurs qu'à sa virtuelle duplication.

Sur cette même paroi, entre l'armoire placée presque dans l'angle et le mur extérieur où se situe la fenêtre, entièrement soustraite aux regards par les lourds rideaux fermés, s'adosse la tête des deux lits jumeaux, qui ne sont guère utilisables que pour de très jeunes enfants, tant leurs dimensions sont réduites: moins d'un mètre cinquante de longueur sur environ soixante-dix centimètres de large. Ils sont séparés l'un de l'autre par une table de nuit en bois peint, aux proportions assorties, qui supporte une petite lampe de chevet en forme de bougeoir, dont la faible ampoule électrique n'a pas été éteinte. La seconde table de nuit, absolument semblable à la première, de la même couleur bleu pâle et munie de la même lampe allumée, trouve juste l'espace qu'il lui faut entre le second lit et le mur extérieur, à proximité immédiate du bord gauche des amples plis que fait l'étoffe rouge sombre constituant les rideaux. Ceux-ci doivent ainsi outrepasser d'une manière notable l'embrasure non décelable de la fenêtre, qui aurait peu de raison d'être une baie en largeur comme on les construit à présent.

Désirant vérifier un détail auquel il n'a pas accès depuis la position couchée qu'il occupe, Mathieu se hausse sur un coude. Les deux oreillers portent chacun, comme il s'y attendait, l'initiale d'un prénom brodée à la main en grandes capitales gothiques à fort relief, où l'on reconnaît sans trop de mal, nonobstant la complication très ornementée des trois jambages parallèles que comporte chacune d'elles, assez peu différenciables l'une de l'autre à première vue, la lettre M et la lettre W. C'est à ce moment que le voyageur se rend compte de sa situation bizarre: il est allongé en pyjama, le crâne soutenu par une sorte de traversin en toile grossière accoté au mur sous la fenêtre, sur un matelas sans drap jeté à même le sol entre le pied des deux petits lits et la longue table de toilette, où reposent sur le marbre blanc deux cuvettes en porcelaine identiques, mais dont l'une comporte une bien visible fêlure noircie par le temps et réparée à l'aide d'agrafes métalliques maintenant rongées par la rouille. Dans la décoration aux volutes fleuries monochromes qui orne un pot à eau ventru, placé entre les deux cuvettes et fait de la même matière, figure un large écusson où se lisent difficilement les deux mêmes initiales gothiques trop semblables, et cette fois entrelacées, si bien que seul un œil averti peut permettre leur identification.

Le col du pot à eau se reflète dans l'un des deux miroirs jumeaux fixés sur le papier peint à rayures, dominant chaque cuvette à une hauteur convenable seulement pour de très jeunes garçonnets. Il en va de même quant au niveau du marbre blanc de la table. Dans l'autre miroir (celui de droite) apparaît à nouveau une image du tableau dont le dessin est inversé. Mais en observant le premier (celui de gauche) avec plus d'attention, on y découvre, nettement plus lointaine, une troisième reproduction du même tableau, avec ici son dessin à l'endroit, c'est-à-dire réfléchi (et inversé) deux fois: d'abord dans le miroir de toilette, puis dans la porte de l'armoire à glace.

Mathieu, péniblement, se met enfin debout, tout le corps fourbu il ne sait pourquoi, et va regarder son visage défraîchi, en se penchant vers le centre du petit miroir au-dessus de la cuvette raccommodée, celle dont le fond comporte dans son motif une grande lettre M barrée obliquement par l'ancienne cassure. Le tableau représente quelque épisode (peut-être fort célèbre, mais il s'est toujours demandé lequel) de l'histoire antique ou de la mythologie, dans un paysage de collines où l'on distingue au loin, sur la gauche, plusieurs édifices à colonnes de style corinthien formant le fond du décor. Venant de droite, en premier plan, un cavalier dressé sur son étalon noir brandit une épée belliqueuse vers le vieillard en toge qui lui fait face, debout à l'avant d'un char aux très hautes roues qu'il arrête dans sa course, en retenant par ses guides tendues les deux chevaux blancs, dont l'un, plus nerveux, se cabre en hennissant, blessé par le mors trop vivement raidi.