Derrière ce ferme conducteur à l'auguste stature, couronné d'un diadème royal, se tiennent deux archers en pagnes raides qui bandent leur arme, mais sans que les flèches paraissent pointées vers l'intempestif agresseur, qu'ils ne semblent même pas apercevoir. Ce dernier porte une cuirasse pectorale qui pourrait être romaine, et probablement d'une autre époque que la toge vaguement hellénique du vieux roi, dont une épaule laissée nue n'a rien en tout cas de guerrier, tandis que le court pagne ajusté des deux soldats ainsi que leur bonnet se prolongeant très bas sur la nuque et les oreilles auraient plutôt quelque chose d'égyptien. Mais un détail est encore plus troublant du point de vue historique: parmi les pierres du chemin gît une chaussure de femme abandonnée, un fin soulier de bal à talon haut dont l'empeigne triangulaire recouverte de paillettes bleues étincelle dans le soleil.
La scène immémoriale se déroule une fois de plus, dans son étrangeté familière. Mathieu verse un peu d'eau dans sa cuvette, dont la collure est certes beaucoup plus apparente qu'elle n'était jadis. Depuis combien de temps n'a-t-on pas renouvelé ce liquide jaunâtre? Retrouvant toutefois sans réfléchir ses gestes d'enfant, il y plonge le gant de toilette portant les lettres «M v B» inscrites au fil rouge sur l'étroite ganse, repliée en boucle, qui sert à le suspendre au bout crochu du porte-serviettes en laiton chromé. M se frotte délicatement la figure avec le tissu éponge dégoulinant. Cela ne suffit pas, malheureusement, à réduire la nausée qui l'a repris de plus belle. Sa tête lui tourne, ses jambes flageolent… Repoussé contre le mur, à la gauche du tableau, il y a toujours le mannequin… Il boit dans son verre à dents une gorgée d'eau tiède au goût de cendre et se laisse bientôt retomber sur le matelas.
TROISIÈME JOURNÉE
HR se réveille dans une chambre inconnue, qui doit être une chambre d'enfants, vu le format miniature des deux lits jumeaux, des tables de nuit, du meuble de toilette avec sa double garniture en porcelaine épaisse, peinte d'un décor grisâtre. Lui-même est étendu sur un simple matelas, mais de taille adulte, posé sommairement à même le plancher. Il y a aussi une grosse armoire à glace traditionnelle, dont le lourd vantail bâille largement et qui semble géante dans cet ameublement de poupées. Au-dessus de sa tête, la lumière électrique est allumée: un plafonnier en verre moulé dépoli qui a la forme d'une coupe et représente un visage de femme, tout entouré comme un soleil par de longues mèches ondulées, serpentines. Mais il ne peut en explorer davantage les détails, tant est vive sa clarté crue. Sur le mur au papier rayé, face à son matelas, est accrochée une peinture du style pompier, vague imitation de Delacroix ou de Géricault, sans rien de remarquable sinon sa taille importante et sa médiocre facture.
Dans le grand miroir biseauté de l'armoire apparaît le reflet de la porte qui donne accès à la chambre. Elle est grande ouverte et, dans l'embrasure béante sur le fond noir d'un corridor obscur, Gigi, debout, se tient immobile, contemplant le voyageur couché qui, reposant selon son habitude sur le flanc droit, n'aperçoit l'adolescente que par l'entremise du battant de l'armoire à glace, disjoint – dirait-on – d'une façon très calculée. Pourtant, la jeune visiteuse regarde directement le bas des rideaux rouges et le traversin, sans jeter un coup d' œil vers la glace de l'armoire, si bien qu'elle ne peut savoir que le dormeur a maintenant les yeux entrouverts, qu'il l'épie à son tour, se posant de nouvelles questions à son sujet. Pourquoi cette remuante fillette demeure-t-elle silencieuse et figée, surveillant avec une telle attention le sommeil inquiétant de l'hôte? Celui-ci aurait-il un caractère anormal, une durée alarmante, une profondeur excessive? Quelque médecin appelé d'urgence aurait-il déjà tenté de l'en sortir? Ne lit-on pas une sorte d'angoisse sur le joli visage enfantin?
L'évocation d'un éventuel docteur à son chevet déclenche tout à coup dans le cerveau troublé de HR un bref souvenir, fragmentaire et fragile, de son passé immédiat. Un homme au crâne dégarni, avec la barbiche de Lénine et des lunettes d'acier très étroites, qui tenait un bloc-notes et un stylo, était assis sur une chaise au pied du matelas, tandis que lui-même les yeux au plafond parlait d'abondance, mais d'une voix rauque, méconnaissable, sans parvenir à prendre le contrôle de ce qu'il disait. Que pouvait-il raconter dans son délire? Par instant, il jetait un regard effrayé vers son impassible examinateur, derrière lequel un autre homme, debout, souriait sans raison. Et celui-là ressemblait curieusement à HR en personne, d'autant plus qu'il avait endossé le costume et la pelisse dans lesquels l'agent spécial était arrivé à Berlin.
A un moment, ce faux HR dont le visage demeurait bien identifiable malgré sa moustache, artificielle sans aucun doute, s'est incliné vers le médecin greffier pour lui parler à l'oreille, tout en lui montrant quelque chose sur une liasse de feuilles manuscrites… L'image se fige durant quelques secondes dans l'incontestable densité du réel, pour se défaire aussitôt avec une rapidité déconcertante. Une minute à peine plus tard, toute la séquence a disparu, dissoute dans les brumes, fantomatique, totalement invraisemblable. Sans doute n'y avait-il là que les résidus flottants d'un morceau de rêve.
Gigi porte aujourd'hui une petite robe d'écolière bleu marine, très plaisante bien qu'évoquant le costume austère des pensions religieuses, avec sa courte jupe plissée, ses socquettes blanches et son col claudine. Et voici qu'elle s'avance à présent d'un pas décidé mais gracieux vers l'armoire à glace, comme si elle venait de découvrir son ouverture intempestive (ou bien dorénavant inutile?). D'un geste ferme, elle en clôt le battant, dont les charnières mal huilées grincent longuement. HR feint d'être réveillé en sursaut par ce bruit; il rajuste à la hâte les boutons du pyjama étranger qu'on lui a fait revêtir (qui? quand? pourquoi?) et se dresse sur son séant. D'un air aussi dégagé que possible, en dépit d'une incertitude persistante concernant le lieu exact où il se trouve et les raisons qui l'ont conduit à dormir là, il dit: «Bonjour, petite!»
L'adolescente ne répond que par un léger hochement de tête. Elle semble préoccupée, mécontente peut-être. En fait, son comportement tranche à tel point sur celui de la veille (mais était-ce la veille?) que l'on croirait avoir affaire à une autre fillette, toutefois physiquement identique à la première. Le voyageur décontenancé risque une question neutre, et prononcée sur un ton indifférent:
«Tu pars pour l'école?
– Non, pourquoi? s'étonne-t-elle d'une voix maussade. Je suis débarrassée depuis longtemps des cours, des devoirs et des examens… En outre, vous n'êtes pas obligé de me tutoyer.
– Comme tu voudras… Je disais ça à cause du costume.
– Qu'est-ce qu'il a, mon costume? C'est ma tenue de travail!… D'ailleurs, on ne va pas à l'école en pleine nuit.»
Tandis que Gigi se contemple avec sérieux dans la glace de l'armoire, passant en revue d'une manière méthodique toute sa personne, depuis les boucles blondes dont elle accentue le désordre, trop visiblement apprêté, jusqu'aux socquettes blanches qu'elle fait s'avachir encore un peu plus sur les chevilles, HR, que l'on croirait gagné par la contagion, s'est mis debout pour inspecter son propre visage défraîchi en se courbant outre mesure vers l'un des deux miroirs de toilette, placés trop bas, au-dessus des cuvettes en porcelaine. Son pyjama d'emprunt à rayures bleu ciel porte la lettre W sur la pochette pectorale. Il demande, sans paraître y attacher d'importance:
«Quel genre de travail?
– Entraîneuse.
– A ton âge? Avec cette robe-là?
– Il n'y a pas d'âge pour entraîner, vous devriez le savoir, monsieur le Français… Quant au genre de la robe, il est obligatoire dans le bar dancing où je suis serveuse (entre autres choses)… Ça rappelle leur famille absente aux officiers d'occupation!»