HR s'est tourné vers la prometteuse nymphe en herbe, qui en profite pour souligner l'ironie de son commentaire par un clin d' œil grivois, derrière la mèche folle lui barrant une pommette et l'arcade sourcilière. Sa mimique indécente apparaît d'autant plus suggestive que la jeune demoiselle a retroussé jusqu'à la taille son ample jupe aux plis creux bien repassés, afin de rajuster devant la glace sa petite culotte un peu trop lâche, en veillant d'ailleurs à ne pas y faire disparaître les menus bâillements appropriés. Ses jambes nues sont lisses et bronzées jusqu'en haut des cuisses comme si l'on était toujours en plein été, à la plage. Il dit:
«Qui est ce W, dont on m'a prêté le pyjama?
– Eh bien, c'est Walther, évidemment!
– Qui est Walther?
– Walther von Brücke, mon demi-frère, celui que vous avez vu hier sur une photo de vacances au bord de la mer, dans le salon du rez-de-chaussée.
– Il habite donc ici?
– Non, non! Dieu soit loué! La maison était vide et fermée depuis longtemps, quand 10 s'y est installée, fin 46. Cet âne de Walther a dû se faire tuer en héros sur le front russe, pendant la retraite allemande [11]. Ou bien il croupit dans un camp, au fin fond de la Sibérie.
Gigi, qui a rouvert pendant ce temps la porte grinçante de la grosse armoire, dont la moitié seulement est aménagée en penderie, fouille maintenant avec une espèce de rage parmi les vêtements, lingeries ou colifichets accumulés en un inextricable fouillis sur les étagères, à la recherche semble-t-il d'un petit objet qu'elle ne retrouve pas. Une ceinture? Un mouchoir? Un bijou de pacotille? Dans son énervement, elle fait choir sur le sol un fin soulier noir à haut talon dont l'empeigne triangulaire est entièrement recouverte d'écailles bleues métallisées. HR lui demande si elle a perdu quelque chose, mais elle ne daigne pas répondre. Elle doit pourtant avoir mis la main sur ce qu'elle cherchait, un accessoire fort discret dont il ne parvient pas à saisir la nature, alors qu'elle referme l'armoire et se retourne vers lui avec soudain son premier sourire. Il dit:
«Si je comprends bien, j'occupe votre chambre?
– Non. Pas vraiment. Tu as vu la taille des lits! Mais c'est le seul miroir de la maison où l'on peut se voir en pied… Et puis, ça a été ma chambre, autrefois… depuis ma naissance, ou à peu près, jusqu'en 1940… J'avais cinq ans. Je jouais à me dédoubler, à cause des deux lits et des deux cuvettes. Certains jours j'étais W, et d'autres fois j'étais M. Quoique jumeaux, ils devaient être tout à fait différents l'un de l'autre. Je leur inventais des habitudes bien distinctes, des caractères très marqués, des manies personnelles, des pensées ou façon d'agir en totale opposition… Je m'appliquais à respecter scrupuleusement l'identité supposée de chacun.
– Qu'est devenu M?
– Rien. Markus von Brücke est mort en bas âge… Tu ne veux pas que j'ouvre les rideaux?
– Quel intérêt? Vous disiez qu'il fait nuit noire.
– Aucune importance. Tu vas voir! De toute façon, il n'y a pas de fenêtre…»
Ayant retrouvé sans motif évident toute son exubérance juvénile, l'adolescente franchit en trois bonds élastiques, sur le matelas aux rayures bleues consacrées par l'usage, la distance qui sépare l'armoire à glace des rideaux rouges étroitement clos, dont elle fait coulisser à deux mains d'un seul élan, sur leur barre métallique dorée, les anneaux en bois tourné qui se rabattent à droite et à gauche dans un clair cliquetis annonciateur, comme pour laisser la place en leur séparation médiane à la scène attendue d'un théâtre. Mais, derrière les lourds rideaux, il y a seulement le mur.
Cette paroi, en effet, ne comporte aucune espèce de baie ou fenêtre à l'ancienne, ni la moindre ouverture sinon en trompe-l'œiclass="underline" une croisée factice donnant sur un extérieur imaginaire, peints l'un et l'autre sur le plâtre avec un étonnant effet de présence tangible, encore accentué par des spots lumineux judicieusement disposés que le geste de dévoilement a du même coup mis en marche. Encadré par les montants et petits bois d'un châssis classique à deux battants, sur lequel on a figuré dans un souci maniaque de réalisme, hypertrophié, son moulurage à carrés et doucines, ses écorchures ou menus défauts du bois, sa crémone en fer écaillée par place, s'étend, au-delà des douze carreaux rectangulaires (deux fois trois pour chaque vantail), un désastreux paysage de guerre. Des morts, ou des mourants, gisent çà et là dans la pierraille. Ils portent l'uniforme verdâtre, bien identifiable, de la Wehr macht. La plupart n'ont plus de casque. Une colonne de prisonniers désarmés, dans la même tenue plus ou moins incomplète, déchirée ou salie, s'éloigne vers le fond, sur la droite, surveillés par des soldats russes pointant vers eux le canon court de leur fusil d'assaut à tir automatique.
En tout premier plan, grandeur nature et si proche qu'on le croirait à deux pas de la maison, il y a un sous-officier blessé, chancelant, allemand lui aussi, aveuglé par un hâtif pansement provisoire qui lui ceinture la tête d'une oreille à l'autre, souillé de rouge à l'emplacement des yeux. Du sang a d'ailleurs coulé, sous ce bandeau, sur les ailes du nez jusqu'à la moustache. Sa main droite étendue en avant de son visage, doigts écartés, semble battre l'air devant lui par crainte d'éventuels obstacles. Et pourtant une fillette blonde de treize à quatorze ans, vêtue comme une petite paysanne ukrainienne ou bulgare, lui tient la main gauche pour le guider, le tirer plus exactement vers cette fenêtre improbable et providentielle qu'elle s'efforce d'atteindre depuis la nuit des temps, sa main libre (la gauche) tendue en direction des vitres miraculeusement intactes où elle s'apprête à frapper dans l'espoir d'y trouver quelque secours, un refuge en tout cas, non pas tant pour elle-même que pour cet aveugle dont elle s'est chargée, Dieu sait dans quelles obscures intentions… A la mieux observer, il apparaît que cette enfant charitable ressemble nettement à Gigi. Elle a perdu, dans sa hâte ambulancière, le tissu bariolé qui devait en temps normal lui couvrir la tête. Les boucles d'or libérées volent autour de son visage tout excité par une course téméraire, des périls inconnus, l'aventure… Après un long silence, elle murmure sur un ton incrédule, comme si elle ne parvenait pas à admettre l'existence du tableau:
«C'est Walther, paraît-il, qui aurait exécuté ce truc dément, pour se distraire…
– Dans votre chambre d'enfant, il n'y avait donc pas de fenêtre?
– Si bien sûr!… qui donnait sur le jardin de derrière, où l'on voyait de grands arbres… et des chèvres. L'ouverture a dû être murée plus tard, pour des raisons inconnues, sans doute au tout début du siège de Berlin. Io dit que la fresque a été peinte pendant la bataille finale, par mon demi-frère coincé ici lors de sa dernière permission. [12]»
Dans les lointains, sur la gauche, on aperçoit plusieurs monuments en ruine rappelant la Grèce ancienne, avec une succession de colonnes brisées à diverses hauteurs, un portique béant, des fragments d'architraves et de chapiteaux effondrés. Une chevrette noire perdue a grimpé sur l'un de ces amoncellements, comme pour contempler la situation historique. Si l'artiste a prétendu représenter un épisode précis (souvenir personnel ou récit fait par un camarade) de la Seconde Guerre mondiale, il pourrait s'agir de l'offensive soviétique en Macédoine au mois de décembre 1944. Des nuages sombres se traînent en longs bandeaux parallèles au-dessus des collines. La carcasse d'un char détruit pointe vers le ciel son canon inutile et démesuré. Un bosquet de pins coupe la vue, semble-t-il, entre les troupes russes et nos deux fuyards, auxquels évidemment je m'identifie à cause de mes tribulations actuelles, découvrant même dans les traits de l'homme et tout son physique une parenté certaine avec les miens.
[11] Note 10 – Désagréable avec ses collègues, comme à chaque fois qu'elle en a l'occasion, notre délicieuse petite pute en fleur ment ici avec son effronterie coutumière. Et, qui plus est, pour le seul plaisir gratuit de mentir, car aucune directive du Service ne comportait assurément ce genre de précision absurde, dont la réfutation serait d'ailleurs par trop facile.
[12] Note 11 – L'imprévisible Guégué, pour une fois, n'invente rien et rapporte sans les déformer quelques renseignements corrects fournis par sa mère. A un détail près, cependant: je n'étais pas du tout venu sur les bords de la Sprée en permissionnaire, ce qui n'aurait guère été envisageable au printemps 45, mais au contraire pour une très risquée «mission spéciale de contact», que l'offensive russo-polonaise déclenchée dès le 22 avril a tout de suite rendue caduque. Malheureusement ou par bonheur, qui pourra jamais le dire? Notons en outre – ce dont personne ici ne s'étonnera – que l'adolescente ne semble en rien dérangée par une certaine incohérence de ses propos: si je suis à Berlin au moment de l'assaut final, je peux difficilement être mort quelques mois plus tôt, pendant les combats d'arrière-garde en Ukraine, Biélorussie ou Pologne, comme elle a feint de le croire probable peu d'instants auparavant.