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Quant à la présence de ruines grecques signalée par le narrateur au second plan, sur les collines, elle n'était – si j'ai bonne mémoire – qu'un rappel en miroir de celles figurant déjà dans le décor du grand tableau allégorique qui occupait, depuis mon plus jeune âge, la paroi opposée de cette chambre d'enfants. Ce pourrait être là aussi, pourtant, une référence ou un hommage inconscient au peintre Lovis Corinth dont l'œuvre m'a jadis beaucoup influencé dans mon propre travail, presque autant sans doute que celle de Caspar David Friedrich qui s'acharna toute sa vie, sur l'île de Rügen, à exprimer ce que David d'Angers nomme «la tragédie du paysage». Mais le style adopté pour la fresque murale en question ne rappelle à mon avis ni l'un ni l'autre, sauf à la rigueur les ciels dramatiques du second, l'essentiel ayant été pour moi de figurer avec la plus grande minutie une authentique et personnelle image de guerre, venue directement du front.

L'évocation de mon cher Friedrich me conduit maintenant à rectifier une incompréhensible erreur (à moins qu'il ne s'agisse une fois encore d'une falsification au dessein peu clair) commise par le prétendu Henri Robin concernant la nature géologique du sol, sur les côtes allemandes de la mer Baltique. Caspar David Friedrich, en effet, a laissé d'innombrables toiles représentant les étincelantes falaises de marbre, ou plus prosaïquement de craie blanche lumineuse, qui ont fait la célébrité de Rügen. Que notre chroniqueur scrupuleux en ait gardé le souvenir d'énormes blocs de granit, ressemblant aux rochers armoricains de son enfance, me laisse assez perplexe; et cela d'autant plus que sa solide formation agronomique, dont il fait volontiers mention (ou même étalage, disent les mauvaises langues), devrait lui interdire cette confusion inattendue; le vieux socle hercynien ne dépasse pas chez nous, vers le nord, l'envoûtant massif du Hartz où se côtoient d'ailleurs légendes celtes et mythes germaniques: la forêt magique des Pertes, qui est une autre Brocéliande, et les jeunes sorcières de la Walpurgisnacht.

Celle qui nous occupe à présent et que nous désignons dans nos messages sous le nom de code GG (ou encore 2 G) pourrait être de la pire espèce, l'irréelle légion des filles-fleurs à peine nubiles manipulées par le démon arthuro-wagnérien Klingsor. Tout en m'efforçant de la maintenir sous contrôle, je dois pour la bonne cause faire semblant de céder à ses quasi quotidiennes extravagances, et me prêter à des caprices dont je pourrais devenir peu à peu le pantin, sans avoir pris clairement conscience d'un enchantement qui m'entraînerait sans recours, inexorablement, vers une mort peut-être imminente… Ou, pis encore, la déchéance et la folie.

Déjà je me demande si c'est vraiment par hasard qu'elle s'est trouvée sur mon chemin. Je rôdais ce jour-là autour de la maison du père, où je n'avais pas remis les pieds depuis la capitulation. Je savais que Dany était revenu à Berlin mais logeait ailleurs, probablement dans la zone russe, de façon plus ou moins clandestine, et que Jo, sa seconde épouse dont il avait dû se séparer en 1940, venait de réinvestir les lieux avec la bénédiction des services secrets américains. Affublé de fausses moustaches et des larges lunettes noires que je porte en principe par temps trop lumineux (pour protéger mes yeux demeurés fragiles, suite à ma blessure d'octobre 44 en Transsylvanie), avec en outre un chapeau de voyage à larges bords retombant sur le front, je ne risquais pas d'être reconnu par ma jeune belle-mère (elle a quinze ans de moins que moi), si elle avait voulu sortir à ce moment précis. Arrêté devant le portail entrebâillé, je faisais semblant de m'intéresser au panneau en bois verni de fabrication récente, agrémenté d'élégantes volutes peintes à la main qui sont censées reproduire celles de la ferronnerie 1900 constituant l'ancienne grille, comme si je me trouvais justement à la recherche de poupées, ou bien que j'en eusse moi-même à vendre, supposition qui ne serait pas inexacte, dans un sens…

Levant ensuite mes regards vers le toujours coquet pavillon familial, j'ai constaté avec surprise (comment ne pas l'avoir remarqué en arrivant?) que, juste au-dessus de la porte d'entrée avec son haut judas rectangulaire dont la vitre est protégée par de massives arabesques en fonte, la fenêtre centrale du premier étage était grande ouverte, ce qui n'avait du reste rien d'anormal par cette chaude journée d'automne. Dans l'embrasure béante se tenait un personnage féminin que j'ai cru d'abord être un mannequin de vitrine, tant son immobilité vue de loin semblait parfaite, l'hypothèse d'une telle exposition, en évidence face à la rue, paraissant d'ailleurs tout à fait vraisemblable étant donné la nature commerciale des lieux affichée sur le panonceau servant d'enseigne. Quant au modèle de poupée grandeur nature choisi comme appât pour attirer le chaland (une grâcieuse adolescente aux boucles blondes en désordre suggestif, offerte dans une tenue outrageusement légère laissant plus que deviner l'attrait de ses charmes juvéniles, et prometteurs), il ne pouvait que renforcer le caractère équivoque – pour ne pas dire racoleur – de l'annonce calligraphiée, le trafic des petites catins mineures risquant d'être aujourd'hui, dans notre capitale à la dérive, beaucoup plus répandu que celui des jouets pour enfants ou des simulacres en cire pour magasins de mode.

Après avoir donc pris soin de vérifier un détail lexical se rapportant à d'éventuels sous-entendus dans la rédaction de l'enseigne, j'ai relevé la tête vers l'étage supérieur… L'image avait changé. Ça n'était plus ùne effigie de musée Grévin érotique dont les appas juste éclos s'exhibaient à la fenêtre, mais bien une très jeune fille parfaitement vivante qui se contorsionnait à présent de façon aussi excessive qu'incompréhensible, penchée en avant par-dessus le garde-corps avec sa chemisette transparente à peine retenue désormais sur une seule épaule, et dont les attaches déjà relâchées se défaisaient de plus en plus. Pourtant, même ses renversements et courbures les plus démesurés conservaient une étrange grâce, qui faisait songer à quelque apsara cambodgienne en délire, tordant et fléchissant dans tous les sens ses six bras onduleux, sa taille à la finesse exquise, ainsi que son col de cygne. Sa chevelure d'or roux, illuminée par le grand soleil, tournoyait autour d'un visage angélique aux ourlets sensuels, en flammèches serpentines de gorgone s'arrachant à sa chrysalide.

La scène qui suit cette première apparition demeure, aujourd'hui encore, émouvante et tendre dans mon souvenir. C'était deux jours plus tard, à la nuit tombée. Comme je ne m'embarrassais guère de légalisme à cette époque, peu lointaine en vérité, ni même d'une quelconque sauvegarde des apparences, l'organisation de pseudo-résistants antinazis à laquelle j'appartenais alors n'étant rien d'autre – il faut l'avouer – qu'une mafia criminelle (proxénétisme, drogues frelatées, fabrication de faux documents, rançonnage d'anciens dignitaires du régime déchu, etc.) qui prospérait à l'ombre du NKVD, auquel nous fournissions toutes sortes d'informations précieuses, sans compter notre aide substantielle pour des actions violentes particulièrement hasardeuses dans les secteurs occidentaux, j'avais donc tout simplement fait enlever l'intéressante nymphe, afin de l'examiner plus à l'aise, par trois sbires yougoslaves, anciens déportés du travail abandonnés à eux-mêmes depuis la débacle et la fermeture des usines de guerre.

Ainsi se trouve-t-elle transportée jusqu'à notre centrale de Treptow, à proximité du parc mais dans une zone incertaine d'entrepôts, de hangars désaffectés, de bureaux en ruine, entre les voies ferrées d'une gare de marchandises et la rivière. Malgré le blocus, franchir les lignes de démarcation ne nous posait aucun problème, même si nous emmenions dans nos bagages un encombrant colis: une adolescente à demi assagie par la piqûre de rigueur qui se débat mollement, comme en rêve…, ou du moins qui fait semblant. Car, dès ce moment-là, j'ai trouvé bizarre qu'elle réagisse à son rapt avec un pareil sang-froid, ou une telle insouciance.