Plutôt que d'emprunter le pont pour rejoindre l'hôtel des Alliés, à l'autre extrémité du quai d'en face, je préfère poursuivre mon chemin sur ce côté-ci du canal mort, et passer ensuite au bout de l'impasse où gît le voilier fantôme… Presque aussitôt, j'entends derrière moi des pas d'homme sur le pavage inégal, à la fois pesants et souples, caractéristiques des bottillons portés par la Military Police. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir de quoi il s'agit, mais l'ordre bref en allemand retentit de ne pas aller plus loin: «Halt!» prononcé dirait-on par un véritable germanophone. Ayant donc exécuté sans hâte excessive un demi-tour sur place, je vois s'avancer vers moi le couple habituel de M.P. américains, portant ces deux grosses lettres blanches peintes sur le devant du casque et la mitraillette tenue à la hanche, négligemment braquée dans ma direction. En quelques amples enjambées assorties à leur taille, ils s'immobilisent à deux mètres de moi. Celui qui parle allemand me demande mes papiers, et si je suis en possession du laissez-passer nécessaire pour circuler après le couvre-feu. Sans rien répondre, je porte ma main droite à la poche intérieure gauche de ma veste, avec le naturel de celui qui serait sûr d'y trouver la chose en question. A ma grande surprise, je sens sous mes doigts un objet dur, si plat que je ne l'avais pas remarqué en enfilant mon costume d'emprunt, et qui se révèle être un Ausweis berlinois, rectangle rigide avec des coins arrondis.
Sans même y porter les yeux, je m'avance d'un pas pour le tendre au soldat qui l'inspecte dans l'intense clarté de sa lampe torche, identique à celle dont je viens moi-même de faire usage; puis il dirige vers mon visage le faisceau lumineux aveuglant, pour comparer ensuite mes traits à ceux de la photographie incorporée à la carte métallique. Je pourrai toujours lui raconter que cet Ausweis, qui n'est pas le mien comme j'en conviendrai aussitôt, a dû m'être rendu par erreur à la place du bon, sans que j'y prenne garde, lors d'un tout récent contrôle où il y avait beaucoup de monde; et je feindrai de découvrir cette substitution à l'instant même. Cependant, le policier me rend mon précieux document avec un sourire aimable, presque confus, et de brèves excuses pour sa méprise: «Verzeihung, Herr von Brücke!» Sur quoi, après un rapide salut militaire assez informe, très peu germanique, il tourne les talons ainsi que son camarade pour revenir vers le Landwehrkanal, où ils reprendront leur patrouille interrompue.
Mon étonnement est si fort, cette fois, que je ne résiste pas à l'envie de regarder à mon tour cette pièce d'identité providentielle. Sitôt que les deux M.P. sont hors de vue, je me hâte jusqu'au prochain réverbère. Dans le halo bleuâtre qu'il projette aux alentours immédiats de son pied en fonte où s'enroule du lierre stylisé, la photographie pourrait effectivement me représenter d'une façon acceptable. Le nom du véritable titulaire de la carte est: Walther von Brücke, domicilié au 2, Feldmesserstrasse, à Berlin-Kreuzberg… Flairant quelque nouveau traquenard tendu par la belle Io et ses acolytes, j’ai retrouvé mon hôtel dans le plus grand trouble. Je ne me souviens plus qui m'en a ouvert la porte. Je me sentais si mal, tout à coup, que je me suis déshabillé, lavé sommairement, mis au lit dans une sorte de brouillard onirique, et j'ai coulé à pic dans un profond sommeil.
Sans doute peu de temps plus tard, réveillé par un besoin naturel, je suis allé dans la salle de bains, qui m'a rappelé celle que j'avais cherchée en vain pendant mes aventures nocturnes dont j'ai alors revu plusieurs passages en raccourci, persuadé d'abord que je venais de faire un cauchemar, supposition d'autant plus vraisemblable que j'y reconnaissais les thèmes habituels de mes rêves récurrents depuis l'enfance: les toilettes introuvables lors d'un parcours déroutant et compliqué, l'escalier en colimaçon où il manque des marches à la descente, le souterrain envahi par la mer, le fleuve, les égouts…, enfin le contrôle d'identité où l'on me prend pour un autre… [13] Mais en regagnant ma couche et sa couette bouleversée, j'ai vu au passage les preuves matérielles d'une réalité tout à fait tangible de ces réminiscences: le costume en grosse laine accroché au dossier de ma chaise, la chemise blanche (brodée comme le mouchoir d'un W gothique), des chaussettes rouge vif avec des rayures noires du plus mauvais goût, les grosses chaussures de marche… Dans une poche intérieure de la veste, j'ai constaté aussi la présence de l'Ausweis allemand… J'étais si fatigué que je me suis rendormi aussitôt, sans attendre le réconfort d'un baiser maternel…
J'avais à peine terminé un petit déjeuner rapide, réduit au minimum par manque d'appétit, que Pierre Garin est entré sans frapper dans ma chambre avec sa coutumière aisance désinvolte, son parti pris de ne jamais paraître surpris par quoi que ce fût, et d'en savoir toujours plus que ses interlocuteurs. Après l'habituel signe de la main qui ressemblait à un salut fasciste avorté, il a tout de suite entamé son monologue, comme si nous nous étions quittés à peine quelques heures plus tôt, et sans problèmes particuliers: «Maria m'a prévenu que tu étais réveillé. Je suis donc monté pour une minute, bien qu'il n'y ait rien d'urgent. Seulement une petite information: nous nous sommes laissés avoir, l'Oberst Dany von Brücke n'est pas mort. Juste une blessure superficielle au bras! L'affaissement progressif du corps sous les balles de l'assassin, c'était de la comédie. J'aurais dû m'en douter: le meilleur moyen pour échapper à une poursuite, voire à une éventuelle reprise… Mais les autres sont, je pense, plus malins que ça…
– Plus malins que nous, tu veux dire?
– En un sens, oui… Bien que la comparaison…» Pour me donner une contenance, et ne paraître pas trop anxieux du message qu'il voulait me transmettre, je rangeais un peu le désordre accumulé sur ma table à tout faire, dont j'ai signalé déjà l'exiguïté. Tout en l'écoutant d'une oreille censément distraite, j'empilais les restes de ma collation sur le plateau qui n'avait pas encore été débarrassé, je repoussais à l'autre extrémité divers menus objets personnels; et, surtout, je mettais à l'abri les feuilles éparses du fragment de manuscrit interrompu, mais sans avoir l'air non plus d'y attacher beaucoup d'importance. Pierre Garin, c'est à craindre, n'était pas dupe. Je savais à présent qu'il ne jouait pas la même partie que moi dans notre douteuse affaire. C'était, en effet, pour le moins anormal que cet oiseau de malheur («Sterne» lui servait souvent comme nom de plume!) ne fasse pas la moindre allusion au congé brutal qu'il m'avait signifié, ni aux moyens utilisés ensuite pour retrouver ma trace, et qu'il ne me pose non plus aucune question sur ce que j'avais pu faire pendant les deux (ou trois?) jours précédents. Sur un ton indifférent, comme pour dire quelque chose se rapportant à l'enquête, j'ai demandé: