«Von Brücke avait, dit-on, un fils… Tiendrait-il un rôle dans ton abracadabrante histoire?
– Ah! Gigi t'a donc parlé de Walther? Non, il ne joue aucun rôle. Il est mort sur le front de l'Est, pendant la débâcle… Méfie-toi de Gigi et de ce qu'elle raconte. Elle invente des idioties pour le plaisir de semer la pagaille… Cette petite fille, d'ailleurs ravissante, a le mensonge rivé au corps!»
En fait, ce serait avant tout de Pierre Garin lui-même que je devrais dorénavant me méfier. Mais, ce qu'il ignorait évidemment, c'est que j'avais découvert par hasard, au cours de mes déambulations nocturnes à travers la vaste maison où j'étais en quelque sorte interné, trois dessins pornographiques signés par ce Walther von Brücke, où Gigi en personne était représentée sans erreur possible malgré les postures inconvenantes, et visiblement à l'âge ou peu s'en faut qui est encore le sien aujourd'hui. Je ne voulais pas en parler dans mon rapport, car ça ne me semblait pas un élément essentiel, sinon pour jeter une lumière crue sur les pulsions sado-érotiques de ce W. Les derniers propos de mon camarade Sterne m'ont fait changer d'avis: je détiens là une preuve que Walther von Brücke n'est pas mort à la guerre, Gigi le sait personnellement aussi, bien qu'elle dise le contraire, et il est peu probable que Pierre Garin ne soit pas au courant; dans quel but alors répète-t-il le mensonge, à ce sujet, de l'adolescente?
Une difficulté narrative cependant subsiste, qui sans doute n'était pas pour rien dans l'élimination volontaire de toute la séquence: c'est que je demeure incapable de la situer, sinon dans l'espace (la pièce ne peut être localisée ailleurs que parmi le dédale des couloirs du premier étage), du moins dans le temps. Serait-ce avant ou après la visite du docteur? Avais-je absorbé mon frugal repas arrosé d'une liqueur suspecte? Etais-je toujours en pyjama? Ou bien avais-je déjà enfilé mes habits d'évasion? Ou encore – sait-on? – d'autres vêtements provisoires, dont je n'aurais gardé aucun souvenir?
Gigi, quant à elle, est entièrement nue sur les trois dessins, dont chacun porte un numéro d'ordre et un titre. lis sont exécutés sur papier canson au format 40 x 60, avec un crayon gras noir, à mine relativement dure, travaillé à l'estompe pour marquer certaines ombres, et rehaussé de lavis aquarellés ne couvrant que des surfaces très réduites. La facture est d'une excellente qualité, que ce soit dans le modelé des chairs ou l'expression du visage. Pour maints détails du corps ou des liens qui l'entravent, ainsi que pour les traits parfaitement reconnaissables du modèle, la précision est presque excessive, maniaque; alors que d'autres parties sont laissées dans une sorte d'indécision, comme due à l'éclairement inégal, plus ou moins contrasté suivant la place des lumières, ou bien à cause de l'attention inégale que porte l'artiste pervers aux divers éléments de son sujet.
Sur la première image, intitulée «Pénitence», la jeune victime est offerte de face, à genoux sur deux petits coussins ronds et raides, garnis de multiples pointes dressées, les cuisses maintenues très largement ouvertes au moyen de bracelets en cuir enserrant la jambe au creux du mollet, et retenus au sol par des cordelettes tirées vers l'extérieur. Le dos s'appuie contre une colonne de pierre où la main gauche se trouve enchaînée par le poignet, juste au-dessus de la tête, dont les boucles dorées s'emmêlent dans un mouvant désordre. Avec sa main droite (le seul membre demeuré libre) Gigi se caresse l'intérieur de la vulve, dont elle écarte les lèvres avec le pouce et l'annulaire, tandis que l'index et le médius pénètrent profondément sous la toison du pubis, d'abondantes sécrétions muqueuses agglutinant en accroche-cœur les courtes mèches juvéniles proches de la fente. L'ensemble du bassin se tord sur le côté, faisant saillir nettement la hanche droite. Du sang d'un joli rose groseille a coulé sous les genoux, percés de nombreuses blessures que ravivent encore ses moindres mouvements. Les traits sensuels de l'adolescente expriment une sorte d'extase, qui pourrait être de souffrance mais évoque davantage la voluptueuse jouissance du martyre.
Le second dessin s'appelle «Le bûcher», mais il ne s'agit pas du traditionnel entassement de fagots sur lequel on brûlait vives les sorcières. La petite suppliciée, de nouveau à genoux mais directement sur le dallage, et les cuisses presque écartelées par leurs chaînes tendues, est vue ici de trois-quarts arrière, le buste penché en avant et les deux bras tirés vers la colonne où ses mains, attachées ensemble par les poignets, sont fixées à un anneau de fer, au niveau des épaules. Sous les fesses ainsi exposées en face du spectateur (artiste peintre, amoureux ému, tortionnaire lascif et raffiné, critique d'art…), entrouvertes et mises en valeur par la forte cambrure des reins, rougeoie un brasier ardent monté sur une sorte de haut trépied en forme de cierge, ressemblant à un brûle-parfum, qui lui consume lentement la douce motte pubienne, l'entrecuisse et tout le périnée. Sa tête est abandonnée de côté, à la renverse, tournant vers nous son gracieux visage chaviré par l'intolérable progression du feu qui la dévore, tandis qu'entre ses belles lèvres disjointes s'échappent de longs râles de douleur, modulés et fort excitants.
Au revers de la feuille plusieurs lignes hâtives, tracées en diagonale au crayon, pourraient être une dédicace du dessinateur à son modèle, paroles d'amour plus ou moins obscènes et passionnées, ou seulement de tendresse aux accents un peu cruels… Mais l'écriture nerveuse, en cursive gothique, rend pour un étranger l'inscription largement incompréhensible. Je déchiffre un mot, çà et là, sans être tout à fait sûr de le lire correctement, par exemple «meine», qui n'est qu'une succession aiguë de dix jambages verticaux, tous semblables, réunis par des déliés obliques à peine effleurés. Le terme allemand, de toute façon, une fois sorti de son contexte, pourrait aussi bien signifier «j'ai dans l'esprit» que «la mienne», «celle qui m'appartient». Ce court texte (il ne comporte que trois ou quatre phrases) est signé du simple prénom abrégé «Wal», avec une date bien lisible «avril 49». Au bas du dessin lui-même figurait au contraire le nom complet «Walther von Brücke».
Dans la troisième image, qui porte le titre symbolique «Rédemption», Gigi a été crucifiée sur un gibet de bois en forme de T, grossièrement équarri, dont la base est un V renversé. Les mains, clouées par leur paume aux deux extrémités de la barre supérieure, tendent ses bras presque à l'horizontale, tandis que ses jambes s'ouvrent selon les deux lignes divergentes du chevron inférieur, au bas duquel les pieds sont cloués sur des supports en saillie à faible pente. La tête, couronnée de roses sauvages, s'incline un peu vers l'avant, penchée sur le côté pour laisser voir un œil mouillé de larmes et la bouche qui gémit. Le centurion romain qui a veillé sur la bonne exécution de la sentence s'est ensuite appliqué à torturer le sexe de l'adolescente et les alentours, en y enfonçant la pointe de sa lance, profondément dans les chairs tendres. De ces multiples blessures au bas-ventre, à la vulve, aux aines et en haut des cuisses, sourd en abondance un sang vermeil, dont Joseph d'Arimathie a recueilli une pleine coupe à champagne.
Cette même coupe est à présent placée en évidence sur ce qui semble être une table de maquillage, dans la chambre du complaisant modèle qui a ainsi posé pour la représentation de son propre supplice, à côté du carton à dessin où j'ai remis en bon ordre, avant de le refermer, les trois feuilles de papier canson. Le contenu du verre a été bu entièrement, mais le cristal en reste souillé par les traces du liquide rouge vif qui a séché sur ses parois, et surtout dans le fond de sa concavité. La forme particulière de cette coupe (nettement moins évasée que celles où l'on sert en général les vins mousseux, quand on n'utilise pas des flûtes) me fait aussitôt reconnaître son appartenance au même service en bohème dont faisait partie l'objet cassé par la jeune fille au seuil de ma chambre [14]. Cette chambre-ci, c'est-à-dire la sienne, est dans un extraordinaire désordre, et je ne parle pas seulement des ustensiles variés qui voisinent sur la longue table avec les crèmes, fards et onguents, tout autour du miroir inclinable. La pièce entière est jonchée de choses hétéroclites allant du chapeau haut-de-forme à la mallette de voyage, d'une bicyclette pour homme à un gros paquet de cordes, de l'ancien phonographe à pavillon au mannequin de couturière, du chevalet de peintre à la canne blanche pour aveugle…, et tout cela le plus souvent abandonné au hasard, amoncelé, mis de guingois, renversé, comme après une bataille ou le passage d'un ouragan. Des vêtements, de la lingerie intime, diverses bottes ou chaussures, dépareillées, traînent un peu partout, sur les meubles comme à terre, témoignant de la façon désinvolte et violente dont Gigi traite ses propres affaires. Une petite culotte blanche largement tachée de sang gît sur le parquet, entre un peigne démêloir en fausse écaille et une paire de grands ciseaux pour coiffeur. La couleur rouge vif de la souillure toute fraîche, ou peu s'en faut, semble provenir plutôt d'une blessure accidentelle que des pertes naturelles périodiques. Probablement sans arrière-pensée libidineuse, mais par une sorte d'instinct de conservation, comme s'il s'agissait de faire disparaître les traces d'un crime où je serais impliqué, j'ai fourré le menu linge de soie maculé dans ma poche la plus profonde.
[14] Note 13 – C'est à partir de ce moment précis – quand HR ramasse sur le plancher de la chambre d'enfants ce curieux poignard en cristal que constitue le principal fragment d'une flûte à champagne brisée, dont il projette aussitôt de se munir comme arme offensive d'intimidation, pour fuir la maison où il se croit retenu captif – que le récit de notre agent spécial psychotique devient tout à fait délirant, et nécessite une rédaction entièrement nouvelle, non plus seulement rectifiée sur quelques points de détail, mais reprise dans son ensemble d'une façon plus objective: